A travers la poésie au quotidien de son principal protagoniste, Paterson révèle la poésie du quotidien. Dans ce film-poème paisible et anti-spectaculaire, Jim Jarmusch interroge les fragiles vecteurs de la création. L’exercice de style pratiqué met au diapason ambiance visuelle et prose littéraire au rythme et au fil d’une narration à la fois linéaire et circulaire.
Paterson vit à Paterson, New Jersey, cette ville des poètes, de William Carlos Williams à Allen Ginsberg, aujourd’hui en décrépitude. Chauffeur de bus d’une trentaine d’années, il mène une vie réglée aux côtés de Laura, qui multiplie projets et expériences avec enthousiasme et de Marvin, bouledogue anglais. Chaque jour, Paterson écrit des poèmes sur un carnet secret qui ne le quitte pas…
Prismes
Rien ne ressemble moins à un film de Jim Jarmusch qu’un film de Jim Jarmusch… Tel Lars Von Trier ou, plus près de nous, Bertrand Bonello, le cinéaste natif de l’Ohio ne cesse de bouger les lignes délimitant sa filmographie. Le terme film paraît dès lors réducteur, parlons plutôt de projet cinématographique. Depuis le début des années 80, Jim Jarmusch a réalisé une vingtaine de courts métrages, documentaires ou longs métrages de fiction. Une œuvre foisonnante dont il est vain de tenter de cerner le périmètre. Ses deux dernières réalisations témoignent de cette géométrie variable puisqu’à Paterson, film de fiction sorti en salle le 21 décembre dernier, répondra dès le 1er février, Gimme danger, un documentaire retraçant la carrière des Stooges, le groupe de rock d’Iggy Pop !
De cette variété il est cependant possible d’identifier quelques points d’ancrage. Les réalisations de Jim Jarmusch nouent des liens étroits avec le monde de la musique. Si Tom Waits ne fait pas partie du casting de Paterson, la bande originale a été composée par Sqürl, groupe de rock dont le cinéaste est membre. Dans le film qui nous préoccupe ici, il y a également un usage prononcé du noir et blanc et des motifs à damier qui nous renvoie invariablement à Coffee and cigarettes (2003). Ce noir et blanc créatif se niche partout dans les décorations intérieures, les habits, les cupcakes, une guitare et même dans la housse de protection d’une roue de secours…
Nous ne peinons pas à imaginer que Jim Jarmusch a pensé Paterson en noir et blanc et que son souhait initial était de le tourner tel qu’il l’avait imaginé. Le film a été tourné en couleur pour satisfaire les producteurs, mais le réalisateur a malgré tout eut le dernier mot puisque que tout le sens de Paterson est porté par le noir et blanc. Les couleurs, ostensiblement ternes, sont reléguées au rang d’accessoires. Pour enfoncer encore un peu plus le clou, Jim Jarmusch a greffé à ce noir et blanc créatif un noir et blanc d’emprunt, celui d’un long extrait de L’île du docteur Moreau (1932, Erle C. Kenton). En sortie de séance, l’appréciation du film que fera Laura incarnée par Golshifteh Farahani est limpide : « J’ai bien aimé le noir et blanc » ! Messieurs les producteurs, ce message de Laura, c’est Jim Jarmusch qui vous l’adresse.
Paires et dualités
Noir et blanc forment une paire. Le titre du film en forme une autre. Il désigne la ville du New Jersey où se situe l’action et par extension le recueil de poèmes éponyme de William Carlos Williams, natif des environs. Paterson est également le nom du protagoniste principal incarné par Adam Driver, dont le patronyme sied parfaitement à son métier de chauffeur de bus (« bus driver »). Jim Jarmusch a en fait architecturé son film autour de multiples paires. Une volonté affichée dès la première séquence qui relate un rêve fait au sujet de jumeaux. Étrangement, Paterson ne cessera ensuite de croiser sur son chemin des paires gémellaires. Il est aussi étonnant de constater que tous les dialogues non contraints du film, exclusion faite donc de la scène de l’incident du bus, ne comportent que des dialogues entre deux personnages.
Dans Paterson, tout fonctionne par paire et parfois en dualité. Dès lors, qui forme une paire avec Marvin, le bouledogue du jeune couple ? Avec l’usage du noir et blanc, la réponse à cette interrogation est le second aspect ludique du film. Marvin sert-il de trait d’union entre Laura et Paterson ? Marvin est-il, dans le cercle privé, le « frangin » de Paterson ? Est-il le double domestique du Paterson chauffeur de bus ? A chacun de se faire sa propre opinion…
Errances
Si nous limitons notre analyse de la filmographie de Jim Jarmusch à ses films de fiction, nous constatons un thème commun, celui de l’errance. Chez Jarmusch, l’errance est avant tout physique à l’image de celle du trio de Down by law (1986) ou de celles menées en solitaire par Bill Murray dans Broken flowers (2005) et par Chris Parker dans Permanent vacation (1980). Elle peut aussi être elliptique entre plusieurs lieux, telle celle de Tilda Swinton (Tanger) et Tom Hiddleston (Detroit) dans Only lovers left alive (2013) ou celle des marginaux de Mystery train (1989). L’errance relatée a alors vocation à rassembler des êtres séparés et isolés.
Cette errance physique se double souvent d’une errance mentale chez les personnages du cinéaste américain. Faut-il rappeler celle de William Blake flanqué d’un compagnon sans nom dans Dead man (1995) ? Paterson fait le récit de l’errance physique de Paterson dans la ville éponyme. Une errance limitée dans l’espace de quelques lieux de cette ville : le domicile de Paterson, l’itinéraire de sa ligne de bus, un bar. Ces déplacements physiques sont couplés à des errances mentales, des voyages intérieurs car Paterson est, à ses moments perdus, poète. A la dualité de ces errances s’ajoute donc celle des rimes. Ne faut-il pas associer deux vers d’un poème pour former une rime ? Et même si Paterson dit préférer les poèmes sans rime, ses propres poèmes doivent malgré tout proposer et respecter un rythme.
Poésie du temps
S’attacher au rythme, c’est se soucier du temps, une dimension négligée face aux trois autres (longueur, largeur et profondeur) comme l’écrit Paterson dans l’un de ses poèmes. Nous touchons là une dimension fondamentale de Paterson. Comme un poète fait rimer ses vers deux à eux, Jim Jarmusch faire rimer le jour présent avec celui qui le précédait. Son récit linéaire respecte un cycle, celui du quotidien. Chaque jour commence par le même évènement et s’achève dans un même lieu à l’image d’un itinéraire de bus et de ses arrêts obligatoires. Paterson est la chronique d’un quotidien banal sujet à des variations, souvent minimes. L’ensemble suit le rythme d’une « horloge biologique magique » susceptible cependant de dysfonctionner ! La boucle narrative débutée un lundi matin s’achèvera le lundi matin suivant. Ainsi refermée, elle forme un poème où chaque strophe et jour rentre en résonance avec celui qui le précède.
Les poèmes composés sur des détails du quotidien sont lus en voix off au fur et à mesure de leur inscription sur l’écran. Ils apparaissent en caractères manuscrits tels que ces mêmes caractères sont alignés dans le carnet secret de Paterson. Le film est un manifeste pour un retour au langage écrit et à une utilisation noble des mots (lire de la poésie traduite, c’est prendre une douche avec un imperméable). En cela, le refus par Paterson de posséder un téléphone portable est symptomatique. L’absence dans le film de tous les écrans de télévision, d’ordinateur, de téléphone contribue à isoler le film d’évènements extérieurs. Jim Jarmusch installe ainsi un microcosme étanche à la dramatisation et à la violence, une sorte de bulle tant narrative que poétique.
« Do you like Walt Whitman ? » le goût pour la poésie chez Jarmusch ne date pas d’aujourd’hui. Peut-être n’avait-il encore jamais autant montré son admiration pour ces plumes inspirées qu’à travers ce nouveau film. Tout ce que vous dites est juste, parfaitement en accord avec les intentions d’un cinéaste qui n’a pas toujours eu les faveurs de la critique. Votre texte est une invite à reparcourir les sentiers d’une filmographie étrange, à la recherche du fantôme d’Elvis en montant à bord d’un taxi de nuit.
J’aimeJ’aime
Bonjour Princacranoir
Jim Jarmusch fait partie de mes cinéastes de « chevet ». Parmi ses contemporains, il est avec Lars Von Trier, Léos Carax ou Bertrand Bonello par exemples, l’un des rares réalisateurs qui parvient à me surprendre de film en film. Il n’est jamais là où on l’attend et prend le risque de décevoir pour le seul plaisir de créer. Et oui, sa filmographie mérite d’être visiter dans son entièreté d’autant que ses films de fiction ne sont pas si nombreux.
J’aimeJ’aime
Idem, je suis un aficionado du style Jarmusch (seuls « permanent vacation » et quelques documentaires manquent à ma culture), un metteur en scène qui prend des risques, mais dont le style libre parvient toujours à tourner les genre selon son désir (le western avec « Dead Man », le polar avec « the limits of control », le film de sabre dans « Ghost dog », etc…). Il faut s’y plier sans résister, se laisser porter par le sujet, accepter la manière un brin dandy, mais qui ne se prend jamais totalement au sérieux (« only lovers left alive »).
J’aimeJ’aime
Oui, c’est exactement ça. J’avoue n’avoir guère adhéré à « Ghost dog », par contre « Dead man » est mon Jarmusch préféré et j’ai une affectation particulière pour « Only lovers left alive ». En tant que première œuvre au style très naturaliste, « Permanent vacation » présente quelques intérêts.
J’aimeJ’aime