Anna – Nouvelle Vague, pop art et… télévision

Dans Anna, Pierre Koralnik fait se rencontrer la Nouvelle Vague du cinéma français et la culture pop art sur le petit écran. Ce premier téléfilm français tourné en couleur réunit Anna Karina et Jean-Claude Brialy ainsi que Serge Gainbourg qui signe la bande originale d’une comédie musicale très pop. Aux qualités des paroles et de la composition musicale de L’homme à tête de chou, Pierre Koralnik adjoint celles d’une réalisation soignée et inventive.

Anna (Anna Karina), une jeune provinciale, travaille depuis peu dans une agence de publicité parisienne et rêve du prince charmant. De son côté, le directeur de l’agence (Serge, Jean-Claude Brialy) s’éprend d’une jeune femme dont il ne connait que la photo… qui est celle d’Anna.

Chose peu coutumière sur notre blog, nous abordons avec Anna non pas un film de cinéma mais un téléfilm. Réalisé en 1966 par Pierre Koralnik, Anna est le premier téléfilm français tourné en couleur. Il fut diffusé sur la première chaîne de l’ORTF le 13 janvier 1967 donc en noir et blanc ! Projeté sur grand écran lors de quelques festivals, peu apprécié ou ignoré par la critique, ce long métrage n’a jamais bénéficié d’une sortie en salle malgré d’indéniables qualités.

Anna marque l’entrée de la Nouvelle Vague française sur le petit écran. La réalisation et le schéma narratif sur lesquels nous reviendrons empruntent à François Truffaut et à Jean-Luc Godard. Et nous notons que Pierre Koralnik a recruté quelques collaborateurs de ce dernier. La direction de la photographie est ainsi confiée à Willy Kurant qui venait d’œuvrer dans Masculin féminin (1966) alors que le montage technique est dévolu à Françoise Collin, chef-monteuse de Bande à part (1964), Une femme mariée (1964), Pierrot le fou (1965) et Made in U.S.A. (1966).

Le récit s’articule autour de deux personnages principaux. En égérie de la Nouvelle Vague façon Jean-Luc Godard, Anna Karina endosse le rôle-titre. Jean-Claude Brialy, son homologue masculin vu quelques années plus tôt chez Claude Chabrol, lui donne la réplique. Pierre Koralnik reforme donc le duo de Une femme est une femme (1961, Jean-Luc Godard) et lance son protagoniste masculin, Serge, sur les traces d’un idéal féminin sous les traits radieux de son protagoniste féminin, Anna.

Serge Gainsbourg signe la bande originale très pop de cette comédie musicale résolument ancrée dans les années 60. Et, bien que non crédité, Eddy Mitchell s’offre un caméo au Bus Palladium sur une partie de Base-ball. L’ambiance rock est aussi due aux arrangements sous influence anglo-saxonne de Michel Colombier et figurée par la présence de Marianne Faithfull interprétant Hier ou demain.

Les paroles des chansons écrites par Serge Gainsbourg participent pleinement à la narration. Ainsi, Anna, tantôt raconté (voix off), parfois joué est souvent parlé-chanté y compris pour L’homme à tête de chou crédité de plusieurs passages devant la caméra. Après Une femme est une femme (1961) et Pierrot le fou (1965) de Jean-Luc Godard, Anna Karina satisfait à un nouveau rôle musical. Et, si son personnage conserve son prénom, Jean-Claude Brialy devient Serge. Difficile ici de ne pas imaginer l’auteur-compositeur-interprète sous les traits de l’acteur issu de la Nouvelle Vague.

Au-delà de la musique et au fil d’un canevas narratif simple, Pierre Koralnik convoque toute la culture pop de l’époque dès la bataille désordonnée qui introduit le film. Les armes « blanches » utilisées prennent les multiples couleurs de peintures projetées. La connotation antimilitariste de cette « guerre » résonnera à plusieurs reprises durant le film notamment dans les paroles de la chanson G.I. Jo. Cette première scène annonce un film en mouvement incessant, coloré, musical, peut-être désordonné mais assurément singulier.

L’approche musicale et les chorégraphies colorées de Victor Upshaw font penser aux Parapluies de Cherbourg (1964) de Jacques Demy alors que Les demoiselles de Rochefort sort en salles quelques semaines après. Le réalisateur emprunte aussi au monde de la publicité et de la bande dessinée notamment par l’utilisation de couleurs vives et unies (habits, perruques, objets du quotidien, néons). Dominent le bleu, qu’Anna « peinturlure » du lundi au jeudi, et le rouge, qu’elle « égrabouille » du jeudi au samedi. Deux couleurs de la passion masculine et féminine qui s’estomperont dans les moments de désillusion. Et Anna Karina se mue en « lolita des comics » derrière ses lunettes rondes, véritables marqueurs scénaristiques, et sous son ciré transparent utile sous le temps maussade et pluvieux à Paris comme sur la plage de Deauville même Sous le soleil exactement.

Si dans sa composition musicale Serge Gainsbourg joue sur les mots et les rythmes, Pierre Koralnik lui répond par de multiples jeux visuels sur les lumières de la ville, les miroirs, les vitres, les vitrines… Le réalisateur fait preuve ici d’une créativité certaine doublée d’un soin particulier apporté dans la composition de ses cadres et plans. La constante recherche dans la mise en scène témoigne d’un parti-pris esthétique fort qui flirte par instant avec l’expérimentation. Dans les nombreux lieux publics filmés – rues, gare ferroviaire, bar, métro – le réalisateur impose des cadres souvent serrés pour exclure les passants du champ de sa caméra toujours en mouvement. Une autre contrainte de cet environnement réside dans l’inefficacité d’une prise de son directe rendant ainsi nécessaire la postsynchronisation de la bande son d’Anna. Les bruits de fond diégétiques sont autant de clins d’œil à la filmographie de Jean-Luc Godard.

À l’image d’une narration qui navigue entre Anna et Serge, le montage technique du film alterne les séquences jusqu’à fragmenter certaines d’entre elles. Les retours répétés à ces scènes forment autant de bulles dans lesquelles vient se nicher un récit ténu. Ce travail de montage conséquent et moderne refuse tout académisme et assume volontiers de faux raccords, notamment sur la séquence de la Roller girl. La scène également chantée de De plus en plus, de moins en moins vaut pour exemple dans l’alternance pratiquée entre les deux protagonistes qui semblent arpenter des trottoirs opposés. Entre eux, une artère urbaine livrée à la circulation d’automobiles qui viennent masquer sporadiquement le champ de la caméra. Un phénomène mis à profit par la chef-monteuse Françoise Collin pour réaliser les changements de plan.

Sous l’immense regard irradiant d’Anna Karina rapidement placardé partout en ville, Pierre Koralnik affiche de belles ambitions visuelles sublimées par la bande originale composée par Serge Gainsbourg. Dans cette comédie musicale colorée façon Jacques Demy, il combine les jeux narratifs de Jean-Luc Godard aux prises de vues en extérieur inspirées de François Truffaut.

Dans la savoureuse scène de l’avis de recherche télévisé, le présentateur TV campé par Hubert Deschamps dispose de peu d’éléments de signalement. Anna, le personnage, est inconnue. Anna, le film, est méconnu. Notre signalement est définitif. Pierre Koralnik a réalisé un petit chef-d’œuvre oublié à redécouvrir pour le plaisir des yeux et des oreilles et qui, cinquante ans après sa réalisation, n’a absolument pas vieilli.

En complément, les extraits du téléfilm listés ci-dessous sont proposés en consultation libre sur le site de l’INA :

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