Les portes de la nuit – Au seuil du réalisme poétique

Marcel Carné à la réalisation, Jacques Prévert au scénario, Joseph Kosma à la musique, Alexandre Tauner aux décors, Philippe Agostini à la photographie et une belle distribution de seconds rôles, tel peut être le résumé de la fiche signalétique des Portes de la nuit. Tourné en 1946 et abordant avec noirceur et pessimisme des thèmes encore trop actuels, ce film fut incompris et rejeté par la critique lors de sa sortie en salle. Il aurait été un succès s’il avait été réalisé quelques années plus tard et mérite d’être redécouvert.

Durant une nuit de février 1945 à Paris, Jean Diego se rend chez la femme de son copain, Raymond Lécuyer, pour lui annoncer la mort de son mari devant le peloton d’exécution des occupants nazis. Or, Raymond est bel et bien vivant. Un clochard, qui se présente comme étant le Destin, annonce à Jean qu’il va rencontrer, dans les heures à venir, « la plus belle fille au monde ».

Pour réaliser Les portes de la nuit Marcel Carné s’attacha les services d’un Jacques Prévert scénariste et dialoguiste. Un tandem reconduit plusieurs fois entre Jenny en 1936 et La Marie du port en 1950, ultime collaboration durant laquelle Prévert participa à l’écriture des dialogues sans être crédité au générique. Un duo talentueux et un genre filmique, le réalisme poétique, jonché de classiques du cinéma français. Le quai des brumes (1938), Le jour se lève (1939) ou encore Les enfants du paradis (1945) sont autant de chefs-d’œuvre nés de l’entente entre un réalisateur et son scénariste-dialoguiste.

Œuvre charnière dans la filmographie de Carné, Les portes de la nuit est l’un des derniers films appartenant au réalisme poétique. Sans Prévert, le cinéaste s’orienta ensuite dans la réalisation de films plus réalistes et moins poétiques. Ce changement de cap peut en partie s’expliquer par le mauvais accueil réservé aux Portes de la nuit par la critique. Aux lendemains de la guerre, Carné s’empare d’un sujet d’une noirceur que n’aurait pas renié Julien Duvivier. Indubitablement, ce long-métrage avec son finale funeste est le plus sombre et étrange de son auteur.

En l’espace d’une nuit et dans un Paris libéré, capitale d’un pays encore en guerre, Carné ressasse sans détour les comportements sous l’Occupation en croisant les trajectoires de ses multiples personnages. Le terrain de jeu est propice aux règlements de compte entre résistants, pétainistes, délateurs, simples parisiens souffrant des rationnements ou encore ceux qui se sont enrichis en profitant du marché noir. Le cinéaste fait entrer en collision cette réalité d’un quotidien où le rêve n’a plus cours avec la poésie de Prévert (Les feuilles mortes et Les enfants qui s’aiment) mise en musique par l’excellent Joseph Kosma.

Outre la belle photographie composée par Philippe Agostini qui signait ici sa deuxième collaboration avec le metteur en scène après Le jour se lève en 1939, soulignons la qualité des décors du chef opérateur et décorateur Alexandre Trauner. L’action située dans l’est parisien imposa la reconstitution en studio de la station de métro Barbès-Rochechouart et de ses environs. Le travail réalisé est remarquable et le résultat obtenu participe pleinement à l’atmosphère étrange qui imprègne de bout-en-bout le film.

Dès la première séquence et l’apparition de La Fortune, un clochard prophétique et allégorique incarné par Jean Vilar, Les portes de la nuit se drape d’une atmosphère étrange et désenchantée. Pour ce premier rôle au cinéma, l’homme de théâtre qu’est Vilar compose ce personnage mystérieux, véritable personnification du destin. Il dévisage ses interlocuteurs qu’il approche soudainement tout en gardant une certaine distance. Rôle secondaire certes mais vrai fil conducteur surréaliste imaginé par Prévert dans l’entrelacs des relations entre les nombreux protagonistes.

Les autres bonnes interprétations sont d’ailleurs trouvées parmi les rôles secondaires du film. Parmi eux soulignons les belles prestations de Saturnin Fabre et Serge Reggiani, respectivement père et fils ayant collaboré avec l’occupant. Dans un registre qui lui est plus commun, Pierre Brasseur en affairiste livre aussi une performance digne d’intérêt au fil des quelques scènes où il apparaît. Le casting des Portes de la nuit est de qualité mais affaibli par les deux personnages principaux incarnés par des acteurs alors débutants, Nathalie Nattier et Yves Montand. Le tournage du film ayant été maintes fois repoussé, Marlène Dietrich et Jean Gabin initialement pressentis pour incarner le couple central ont fini par se désister du projet, dommage.

Cette œuvre lucide, voire extralucide à travers le personnage joué par Vilar, est l’une des dernières représentantes de la veine réaliste poétique créée par Carné et Prévert. Avec son ambition formelle et son récit audacieux pour témoins, Les portes de la nuit signe l’épitaphe de deux époques : celle sombre de la Seconde Guerre Mondiale et celle lumineuse du réalisme poétique au cinéma.

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