Les âmes mortes – Jamais le souffle de l’Histoire ne faiblira

Présenté en deux parties en séance spéciale lors du festival de Cannes 2018, c’est finalement en trois volets cumulant huit heures et demi de visionnement que le documentaire de Wang Bing a été distribué en salle. Les âmes mortes émerge de six cents heures de rushes et de cent vingt témoignages captés entre 2005 et 2008 puis complétés en 2016 auprès de survivants. Ce documentaire-enquête sur la période appelée « la campagne anti-droitiste » menée en Chine nait aussi de la fiction-reconstitution Le fossé (2010) que le documentariste chinois avait aussi réalisé.

Dans la province du Gansu, au nord-ouest de la Chine, les ossements d’innombrables prisonniers morts de faim il y a plus de soixante ans, gisent dans le désert de Gobi. Qualifiés de « ultra-droitiers » lors de la campagne politique anti-droitiers de 1957, ils sont morts dans les camps de rééducation de Jiabiangou et de Mingshui.

Le film nous propose d’aller à la rencontre des survivants pour comprendre qui étaient ces inconnus, les malheurs qu’ils ont endurés, le destin qui fut le leur.

N.B. : L’article ci-dessous ne porte que sur le premier volet des Âmes mortes.

Wang Bing a raconté la condition ouvrière dans A l’ouest des rails (2002), celle des malades psychiatriques dans À la folie (2013, Au-delà de la déshumanisation) ou encore celle des immigrés en quête d’un travail dans Argent amer (2016, Micro-ateliers des espoirs). Dans Les âmes mortes, le documentariste rend compte du traitement réservé à ceux qui avaient exprimé des critiques envers le régime communiste chinois durant les années 1950 et suspectés dès lors, souvent à tort, de « dérive droitière ».

Des camps de travail pour les « déviants de droite » ont été implantés sur les sites de Jiabiangou dès 1957 et Mingshui à partir de l’automne 1960. Jusqu’en 1961, trois mille deux cents détenus y séjournèrent. Seulement cinq cents en sortirent vivants et furent réhabilités bien plus tard en 1978. Leurs compagnons d’infortune moururent d’épuisement ou de faim. Car, la ferme d’État de Jiabiangou était placée en autonomie alimentaire dans le désert de Gobi au sol si peu cultivable.

Wang Bing compose Les âmes mortes d’une succession d’entretiens de survivants des camps de « rééducation idéologique par le travail ». Des hommes se confient ainsi face à la caméra. Derrière celle-ci et comme à son habitude, le documentariste n’intervient pas ou peu. Ces témoignages personnels d’environ une demi-heure ne s’entrecroisent pas. Chaque récit garde ainsi son autonomie et son unité au gré de rares coupures et d’un montage minimaliste.

Un premier témoignage pose le contexte historique du camp de Jiabiangou dans une Chine où 5% de la population étaient estimés droitiers ou extra-droitiers et donc à « rééduquer ». Le deuxième récit fait état du fonctionnement du camp alors que le témoignage suivant va plus loin dans la description du quotidien effroyable des détenus : famine, actes de cannibalisme. Que fallait-il faire pour rester en vie ? Ensuite, ce sont ceux qui sont morts en détention qui sont évoqués. Les conditions de vie se cristallisent alors dans les conditions de mort. Là où, l’être déshumanisé par la peur et la famine, l’humain ne pleut plus avoir cours.

Par deux fois, Wang Bing déroge à son dispositif favorisant les témoignages face caméra. D’abord, lors des funérailles de Zhou Zhinan interrogé dans la séquence précédente sur son lit de mourant. Son cercueil juché sur une carriole est poussé à flanc de colline par ses proches. Sur un sol cahoteux, les virages en épingle défient la frêle embarcation. Arrivé enfin au sommet au prix de mille efforts, son cercueil placé au fond de la tombe sera poussé, tant bien que mal, dans l’emplacement choisi. La colère du fils du défunt éclate alors pour crier les injustices subies par son père.

Ensuite, il y a le final du premier volet des Ames mortes. Caméra au poing, Wang Bing se rend sur le site de Mingshui. Quelques maisonnettes peuplent l’arrière-plan. En dehors de quelques parcelles cultivées qui égayent un paysage désertique, ne poussent sur ces sols pauvres que des ossements. Car, soixante ans plus tard, Mingshui reste et restera à jamais le vaste charnier du camp de Jiadiangou. Le vent qui balaye le désert de Gobi se charge de dévoiler, jour après jour, de sinistres souvenirs. Jamais le souffle de l’Histoire ne faiblira sur ces terres désolées.

L’enregistrement de la parole, le filmage face caméra, les cadres dépouillés, la linéarité des témoignages de survivants relèvent d’un dispositif sommaire qui n’est pas sans nous rappeler celui mis en œuvre par Claude Lanzmann pour réaliser Shoah (1985). Oui, Les âmes mortes et Shoah relèvent de la même obstination à faire éclater la vérité et à servir de témoignage authentique. Ces deux documentaires d’une ampleur incommensurable sont autant de devoirs de mémoire, essentiels et indispensables face aux désastres d’une « humanité » et à notre conscience collective.

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