An elephant sitting still est le premier et sera à jamais l’unique long métrage réalisé par Hu Bo. Ce film présenté en première mondiale lors de la Berlinale 2018 y reçu le prix FIPRESCI. Le jeune cinéaste-romancier chinois met en images sa nouvelle éponyme. Le film qui en résulte est immense par sa durée proche des quatre heures et ses qualités cinématographiques. Cette œuvre orpheline et marquante se révèle ainsi prodigieuse notamment par sa densité, sa force exceptionnelle et sa profonde noirceur pourtant jamais pesante.
Au nord de la Chine, une vaste ville post-industrielle et pourtant vide, plongée dans un brouillard perpétuel qui semble piéger ses habitants. Un matin, une simple altercation entre deux adolescents dans un lycée dégénère et va souder les destins de quatre individus brisés par l’égoïsme familial et la violence sociale. Une obsession commune les unit : fuir vers la ville de Manzhouli. On raconte que, là-bas, un éléphant de cirque reste assis toute la journée, immobile…
Le remontage de An elephant sitting still consenti par Hu Bo à son producteur réduira de dix minutes seulement la première version montée. Travail de postproduction terminé, le jeune cinéaste chinois mis fin à ses jours. Il n’avait que vingt-neuf ans et un avenir prometteur devant lui. <SPOILER ON> A postériori, il est troublant de constater que le film se voit quasiment introduit et conclu par le suicide, alternative au désespoir, de deux personnages du film. <SPOILER OFF>
Bien que tourné en couleur, deux teintes caractérisent le long métrage. Il y a d’abord le gris et toutes ses nuances que les lieux filmés imposent. Le gris du béton n’a pour seul compagnon que celui de façades décrépites. La ville post-industrielle anonyme du nord de la Chine où est campée l’action forme un labyrinthe sans horizon et sans paradoxe chromatique. Quand les grands ensembles ternes n’occupent plus l’arrière-plan, c’est une brume épaisse qui bouche l’horizon. Dans An elephant sitting still, les paysages relèvent de l’environnement carcéral. Seule une infinie tristesse s’échappe de ces lieux mornes et cafardeux.
Ce cadre urbain sans âme ne pouvait être animé que d’une seule autre couleur : le noir. Un peu à la manière de son mentor, Béla Tarr, Hu Bo dévoile une vision désespérée et dépressive du genre humain. Il porte un regard ample et sombre sur ces vies « bordel » ou « poubelle ». Ce prodigieux premier film est définitivement sans issue, bouché. Pourtant, il n’est nullement pesant malgré sa durée et la noirceur totale de son propos, possible reflet du tempérament de son auteur.
Hu Bo parvient avec une grande justesse à faire le récit ingénieux de quatre destins croisés à travers autant de personnages principaux dont trois appartiennent à sa génération. Ces quatre errances ou dérives relatées avec finesse et en parallèle sont celles de quatre individus en détresse et en cours de marginalisation. En cela, An elephant sitting still est un vrai film de personnages. Le portrait tiré de chaque protagoniste est celui d’un destin contrarié par la violence sociale et/ou l’égoïsme familial. Le schéma narratif mis en œuvre se montre ambitieux, complexe et gagne en consistance au fur et à mesure de l’avancée du film. Les fragments des récits forment peu à peu un ensemble cohérent débouchant sur une perception saisissante d’intimité et d’humanité du désespoir d’une époque.
Les plans-séquences filmés en caméra portée suivent chaque personnage dans ses gestes et sa trajectoire. Les travellings circulaires forment autour de chacun d’eux une bulle dont l’effet est renforcé par l’utilisation de focales longues. Cette mise en scène limpide convie les protagonistes à briser sans tarder cette bulle pour mettre fin à leur isolement et fuir. La composition des plans et des cadres, la gestion des durées, l’empathie portée au filmage des quatre protagonistes sont autant d’éléments générateurs d’attachement ou d’inquiétude. L’empathie envers les personnages se dessine peu à peu. Hu Bo use d’une mise en scène simple, exempt de toutes surenchères pourtant communes dans les premiers films. La puissance évocatrice de An elephant sitting still émane aussi du recours à un hors champ anxiogène qui laisse le spectateur voisin d’une violence toujours menaçante. De cette violence omniprésente et changeante, le cinéaste fait des instantanés soudains, brefs et paroxystiques.
Mais qu’advient-il du pachyderme titre ? Indéniablement, il a une valeur allégorique, possiblement métaphorique, voire incantatoire. Dans l’évolution animale, cet éléphant est un proche cousin de « la plus grande baleine du monde » vue dans Les harmonies werckmeister (2000). Si la baleine mise en scène par Béla Tarr se tenait immobile dans le camion d’un cirque ambulant, l’éléphant de Hu Bo se tiendrait, dit-on, assis immobile dans un cirque situé dans la ville de Manzhouli. Des somptueuses harmonies werckmeister, Hu Bo s’inspire encore lors de la visite d’une maison de retraite qui ne laissera pas insensibles ceux qui en 2000 avaient fait la visite nocturne d’un hôpital hongrois.
Nous sera-t-il donné l’opportunité de voir le pachyderme ? Nos quatre héros auront-ils la possibilité d’accéder à la sagesse protectrice symbolisée par cet animal ? Dans An elephant sitting still, film fort et doux comme un éléphant, nous sera-t-il donné d’entendre son barrissement comme un lointain rappel à l’ordre ? Faut-il là évoquer l’ultime appel désespéré et déchirant d’un jeune cinéaste comme une sorte de chant d’adieu ? Nous laissons à nos lecteurs faire leur propre jugement et faisons nôtres les mots employés par Béla Tarr au sujet de Hu Bo : « Nous avons perdu un cinéaste très talentueux, son film restera parmi nous pour toujours ».