Œuvre rare sur les écrans, Grandeur et décadence d’un petit commerce de cinéma fait partie des quelques contributions de Jean-Luc Godard à la fiction télévisuelle. Ce film produit et diffusé par TF1 en 1986 appartient à une époque révolue durant laquelle la première chaîne de télévision française s’aventurait à financer des réalisations aventureuses. L’écrin de Grandeur et décadence… n’était autre que la collection Série Noire dirigée Pierre Grimblat. Ici, Godard adapte très librement le polar Chantons en chœur ! de James Hadley Chase. A l’écran, Jean-Pierre Léaud incarne un cinéaste flanqué de Jean-Pierre Mocky en… producteur fauché (autoportrait ?).
On a dit du cinéma qu’il était une usine à rêves… Côté rêves, il y a un metteur en scène : Gaspard Bazin qui prépare son film et fait des essais pour recruter des figurants. Côté usine, il y a Jean Almereyda, le producteur qui a eu son heure de gloire et qui a de plus en plus de mal à réunir des capitaux pour monter ses affaires. Entre eux, il y a Eurydice, la femme d’Almereyda, qui voudrait être actrice. Tandis qu’Almereyda cherche de l’argent pour boucler le financement du film, et cela au péril de sa vie – car l’argent qu’on lui promet n’a pas très bonne odeur, Gaspard fait des essais avec Eurydice.
Noir et blanc, format carré et casting en partie non professionnel dont Caroline Champetier tenant son propre rôle de directrice de la photographie, Grandeur et décadence d’un petit commerce de cinéma se révèle vite ludique en échappant aux canons des réalisations destinées au petit écran. Ces caractéristiques auxquelles s’ajoute un tournage effectué avec de faibles moyens dans les locaux gris de la société de production de Jean-Luc Godard confèrent au film une esthétique et une ambiance semblant frappées d’un classicisme d’un autre temps. Pour Godard, ce film (téléfilm ?) commandé par TF1 constitue un nouveau terrain d’expérimentation de l’objet vidéo.
Ce faux thriller parle de cinéma ou, plus exactement, de la mécanique du cinéma qui fait cohabiter, pour le meilleur comme pour le pire, le septième art et son financement. Ainsi, Jean Almereyda, clin d’œil à Jean Vigo, s’évertue en producteur fauché à rassembler les fonds nécessaires à la poursuite de la production et du montage du film de Gaspard Bazin. Ce rôle de producteur confié à Jean-Pierre Mocky se pare d’accents autobiographiques tant l’auteur de Solo (1970) a œuvré dans le cinéma indépendant et… fauché notamment après la réalisation d’Une nuit à l’assemblée nationale (1988) qui lui ferma nombre d’entrées chez les financiers du cinéma. La patronyme Bazin attribué au cinéaste interprété par Jean-Pierre Léaud vaut pour clin d’œil à André Bazin, critique de cinéma comptant parmi les fondateurs des Cahiers du cinéma dont Godard a été l’un des illustres chroniqueurs. Le chef de file de la Nouvelle Vague s’offre d’ailleurs un caméo en acteur résidant à Reykjavik de passage à Paris « qui pue car les gens ne se lavent pas assez les idées ».
Au-delà du bon mot, la séquence fait s’interroger nos protagonistes sur le fait qu’on donne dix fois plus à Polanski qu’à Mocky. En effet, pour « deux milliards et demi d’anciens francs » (budget de production de Pirates sorti en 1986), Godard et Mocky se targuent de pouvoir réaliser « dix fois plus » de films. Grandeur et décadence…, film hybride d’un abord plutôt difficile, sorte de work in progress, est un manifeste sur le cinéma dont nos protagonistes semblent être revenus. L’auteur du Mépris (1963) y passe en revue l’art de créer un film. Les déboires qui accompagnent ce processus de création sont nombreux : la gestion opaque d’un budget limité, des séances d’essais d’acteurs issus de l’ANPE locale payées 20 FF moins les charges sociales dûment estimées à 1,91 FF mais pas forcément défalquées, une productrice (Marie Valera) souhaitant être recrutée comme comédienne, etc. Au rythme d’une phrase de Faulkner, répétée à l’envi par les susdits acteurs-chômeurs, Godard filme et réalise en direct et en temps réel.
La « grandeur » de l’art cinématographique, fusse-t-il ici artisanal, au service de la « décadence » de l’industrie régissant le petit écran. Car, sur fond d’une bande-son où se mêlent les compositions de Béla Bartók, Arvo Pärt et Janis Joplin, Grandeur et décadence… est aussi une critique de la toute-puissance de la télévision. Quelques mois avant la privatisation du groupe TF1, Godard s’amuse à expulser du champ de la caméra un de ses acteurs pour s’être cru à la télévision publique ! Prémonition ? Pour sa part, la comparaison faite entre la grille des programmes TV et celle autour des fenêtres du studio où se tient l’action porte un message limpide. Nous, téléspectateurs, sommes prisonniers de choix préétablis.
Une pépite qui sort des limbes des archives télévisuelles !
Je savais que Godard et Mocky avaient collaboré. Ils avaient même, je crois, eu pour projet une émission qui aurait décrypté les films récents pour les mettre en écho avec des séquences empruntées à des films plus anciens. A moins que ce ne soit un autre fantasme du facétieux Jean Pierre.
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Oui, chez Mocky, il y a à boire et à manger dans ses dires comme dans sa filmographie. Je n’avais pas connaissance de ce projet Godard/Mocky. Si cette émission avait vu le jour elle aurait probablement fait mon bonheur.
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Il en parle dans ses mémoires. Vrai projet ou affabulation, ça reste à définir.
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