
Michel Piccoli, Michael Lonsdale, Robert Hossein, Jean-Claude Carrière, Jean-Loup Dabadie, Guy Bedos et bien d’autres nous ont quittés ces derniers mois. Le cinéma français, victime collatérale de la crise sanitaire, ne cesse de perdre ses plus illustres talents. Cette activité jugée unilatéralement non essentielle par quelques énarques a subi une nouvelle perte majeure ce 25 mars 2021. Nous sommes désormais orphelins de Bertrand Tavernier qui nous a quitté dans sa quatre-vingtième année. Bertrand est parti rejoindre son plus fidèle compagnon de jeu : Philippe Noiret. Après près de quinze ans de séparation, ces deux camarades ont certainement beaucoup de choses à se raconter. Nous les savons volubiles et passionnés.
Bertrand Tavernier, vous êtes né à Lyon en 1941. Votre père est alors directeur de la revue lyonnaise « des Lettres et des Arts » Confluences. Rien ne semble vous prédestiner à embrasser une carrière dans le cinéma. Pourtant, vous vous passionnez pour le 7ème art dès l’âge de douze ans. Vos études de droit à Paris vous laissent quelques latitudes pour fréquenter la cinémathèque française et fonder un ciné-club, le Nickel Odéon. D’abord critique de cinéma pour Les cahiers du cinéma et Positif notamment, vous devenez ensuite assistant-réalisateur auprès de Jean-Pierre Melville puis attaché de presse auprès, entre autres, de Stanley Kubrick et Jean-Luc Godard.
De Lyon, votre ville natale dont vous ne vous éloignerez jamais très longtemps, vous ferez le décor de votre premier film réalisé en 1974, L’horloger de Saint-Paul. Vous enrôlez Philippe Noiret pour incarner le personnage principal. Une première collaboration fructueuse qui en appellera bien d’autres où l’acteur endossera chaque fois l’un des premiers rôles : Que la fête commence (1975), Le juge et l’assassin (1976), Coup de torchon (1981), La vie et rien d’autre (1989) et La fille de d’Artagnan (1994). Noiret apparaîtra aussi en personnage secondaire dans Une semaine de vacances (1981) puis dans Autour de minuit (1986).
Un lien fort, quasi filiatif, vous unit à Noiret. Dans les années 1990, vous nouez une autre amitié avec un autre acteur répondant au même prénom, Philippe Torreton. Votre rencontre déboucha successivement sur L.627 (1992), L’appât (1995), Capitaine Conan (1996) et Ça commence aujourd’hui (1999). Là encore, l’acteur est porteur du rôle principal dans chacun de ces films dont l’éclectisme est à l’image de votre filmographie forte de plus de trente longs-métrages essentiellement réalisés pour le grand écran. Vous avez su aborder avec succès de nombreux genres cinématographiques : comédie dramatique (Coup de torchon, Un dimanche à la campagne), polar (L.627, L’appât), film historique (Laissez-passer, La princesse de Montpensier) ou au contraire chronique contemporaine (Des enfants gâtés, Quai d’Orsay), film de guerre (Capitaine Conan), etc.
Vous avez donc renouvelé auprès de Philippe Torreton la confiance que vous aviez placé chez Philippe Noiret. Deux collaborations au long cours couronnées de deux César du meilleur acteur : en 1990 pour Noiret dans La vie et rien d’autre et en 1997 pour Torreton dans Capitaine Conan. Car, au-delà de vos indéniables qualités de metteur en scène, vous étiez aussi un excellent directeur d’acteurs. Le César du meilleur acteur obtenu en 1977 par Michel Galabru pour sa prestation dans Le juge et l’assassin n’est nullement usurpé et constitue une preuve supplémentaire de votre don inné pour la direction d’acteurs. Galabru, plus souvent vu dans des comédies au côté de Louis de Funès notamment, que vous utilisiez ici à contre-emploi, y trouva sans nul doute son meilleur rôle.
La mémoire collective n’a retenu de votre filmographie que quelques films : Coup de torchon et vos plus récentes réalisations de fiction que sont La princesse de Montpensier (2010) et Quai d’Orsay (2013). De ces trois bons films n’émerge qu’une infime partie de votre savoir-faire remarquable. Les quatre films cités plus haut avec Torreton pour acteur principal témoignent bien plus de la diversité et de la pertinence de votre cinéma.
Fouiller dans votre filmographie, c’est découvrir quelques pépites méconnues. Ainsi, certes imparfait, La mort en direct (1980) met en scène un duo inattendu composé par Romy Schneider et Harvey Keitel ! Trois ans plus tôt, le duo formé par Michel Piccoli et Christine Pascal dans Des enfants gâtés ne manque pas non plus d’intérêt. En ouverture de ce film bien trop méconnu, on entend sans les voir Jean-Pierre Marielle et Jean Rochefort interpréter « Paris jadis », ritournelle-critique de l’esprit des bourgeois-bohèmes parisiens. Ce film d’une extrême pertinence témoigne de « l’urbanisme du mépris » autour de personnages caractérisés avec justesse et intelligence. Plus de quarante ans après sa réalisation, Des enfants gâtés, film-manifeste, jouit toujours d’une grande actualité dans son contenu.
Au-delà de la réalisation et de l’écriture scénaristique, vous étiez aussi porteur d’une cinéphilie infinie. Vous avez beaucoup écrit et publié. Votre blog DVDBLOG débuté en mai 2005 est une mine d’informations au même titre que vos livres sur le cinéma américain. Votre 50 ans de cinéma américain coécrit avec Jean-Pierre Coursodon qui s’est éteint au terme de l’année 2020 fait référence. Une version augmentée – 100 ans de cinéma américain – est en gestation depuis plusieurs années. Un temps annoncé sous le titre 70 ans de cinéma américain, sa publication que nous espérons prochaine serait un très beau double hommage. Le travail conséquent de recherche accompli pendant tant d’années ne doit pas rester dans les tiroirs, cet ouvrage est essentiel. Récemment réédité, Amis américains : entretiens avec les grands auteurs d’Hollywood saura aussi retenir l’attention des cinéphiles amoureux du cinéma d’Outre-Atlantique.
Cette cinéphilie avait un cocon : l’Institut Lumière à Lyon dont vous étiez le président. Chaque année en octobre durant le festival Lumière, vous arpentiez votre ville natale et ses salles de cinéma participant à cette grande messe du cinéma de patrimoine. Vous étiez là soit en simple spectateur dans la salle (« votre » place la plus à gauche du 10ème rang central de la salle Lumière) soit, et souvent, pour nous présenter le film qui allait nous être projeté. Souvent, vous restiez dans la salle pour assister avec nous à la projection d’un film que vous aviez déjà vu. Mais quel film n’aviez-vous pas vu ? Votre connaissance sans limite du cinéma et vos anecdotes souvent cocasses toujours servies avec beaucoup de volubilité étaient autant de moments intenses et inoubliables.
Plus encore que cinéphile, vous étiez un historien du cinéma. Vous avez œuvré sans relâche à réhabiliter des figures éreintées par quelques tenants de la Nouvelle Vague. Parmi ces figures, citons les scénaristes et dialoguistes Jean Aurenche et Pierre Bost avec qui vous avez collaboré à plusieurs reprises. Né durant la seconde Guerre mondiale, vous avez pris le parti, à contre-courant de vos contemporains, de vous engager dans la réhabilitation du cinéma français sous l’Occupation. Vous avez fait de ces combats le scénario de l’un de vos plus remarquables films, Laissez-passer célébré à juste titre par l’édition 2002 de la Berlinale.
Enfin, pour la part historique de votre filmographie, comment ne pas mentionner le très méconnu La guerre sans nom (1992). Ce documentaire remarquable regroupe les interviews d’anciens combattants qui ont pris part à la Guerre d’Algérie côté français. Un film-témoignage lourd de sens dont le visionnement instructif ne peut laisser indifférent.
Votre science du cinéma clôture avec à-propos votre filmographie. Votre documentaire Voyage à travers le cinéma français (2016) puis la série Voyages à travers le cinéma français (2017) cumulent près de douze heure de métrage entièrement dédiées au cinéma français parlant. L’œuvre est ample, généreuse et d’une richesse incroyable. Elle clôture de façon magistrale votre filmographie si attachante et à nulle autre pareille.
Ce 25 mars 2021, vous nous avez quittés. Vous, homme de cinéma essentiel qui a tant œuvré pour promouvoir et élevé un 7ème art jugé aujourd’hui non essentiel dans le pays des frères Lumière. Monsieur Tavernier, comment conclure ce papier dérisoire ?
Peut-être, tout simplement, en vous adressant un très grand merci pour tout ce que vous avez fait pour le cinéma français. Votre œuvre est immense, nous, simples cinéphiles, sommes fiers d’en hériter. Enfin, saluez pour nous votre frère de cinéma, Monsieur Noiret. Nous pensons fort à lui aussi.
Très bel hommage, et très bonne idée que de faire saillir de sa filmographie les films dont on parle moins.
Tu évoques aussi la part documentaire de son œuvre (une voie plus largement suivie par son fils Nils), également très ruches de sujets divers et de causes politiques. « La guerre sans nom » est un témoignage poignant et unique sur la Guerre d’Algérie, qui n’est pas sans rappeler un epu ce qu’avait fait Marcel Ophüls au sortir de la seconde Guerre mondiale.
Quand à son œuvre dédiée au cinéma américain, elle est évidemment indispensable et essentielle. Verra t on un jour sortir « 100 ans de cinéma américain » ? Rien n’est moins sûr puisque Jean-Pierre Coursodon s’en est allé lui aussi, en toute discrétion, à la fin de l’année 2020.
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Au seuil de la nouvelle année, le décès de Jean-Pierre Coursodon m’avait échappé (https://twitter.com/InstitutLumiere/status/1344958097639563264). Merci pour ta vigilance. J’ai modifié mon article en conséquence.
En toute logique, la mise à jour « 70 ans de cinéma américain » est prête. Elle n’a jamais été publiée pour devenir « 100 ans de cinéma américain ». Je pense que cette oeuvre-somme même incomplète sera publiée. Ce serait incompréhensible de laisser 30 ans (« 50 ans de cinéma américain » a été publié en 1991) d’écriture et de recherches au fond d’un disque dur.
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Merci pour ces infos. Ce serait là un bel hommage posthume aux deux auteurs.
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