Lumière 2023 (Wim Wenders)

Sections de la 15ème édition du Festival Lumière couvertes sur cette page  :

  • Wim Wenders, Prix Lumière
  • Denys de La Patellière
  • Robert Altman, Le grand cirque
  • Yasujiro Ozu rares et inédits
  • Grands classiques du noir et blanc
  • Invités d’honneur : Marisa Paredes
  • Nouvelles restaurations en présence des cinéastes
  • Les invités du festival : Yamanaka par Rintaro
  • Lumière Classics
  • Trésors et curiosités

Prix Lumière

Wim Wenders

L’état des choses / Der stand der dinge (1982, Wim Wenders)

Au Portugal, dans un hôtel dévasté par une tempête, une équipe de cinéma tourne The Survivors, remake d’un film de science-fiction des années 50. Mais le producteur part pour Los Angeles sans laisser d’argent, et le tournage doit être arrêté. La consternation fait place au désœuvrement, puis à l’attente…

Notre avis (3/5) : Les premières séquences de L’état des choses sont celles d’un film de science-fiction, The survivors, remake de Most dangerous man alive d’Allan Dwan (1961). Cette entame est surprenante car elle aborde un genre nouveau dans la filmographie de Wim Wenders. Malgré ce registre inattendu et non familier au cinéaste allemand, celui-ci parvient à convaincre en instaurant dans son métrage une ambiance pertinente.

Puis, par un zoom arrière sur une séquence de ce film de science-fiction, L’état des choses débute par le placement de la caméra à côté et derrière la caméra en train de capter la scène de The survivors, celui-ci devenant finalement film dans le film. Wenders va conserver un temps ce procédé de mise en scène. Un choix pertinent maintenu jusqu’à l’arrêt du tournage de The survivors faute de pellicules.

Le film dans le film vire alors au film noir avec un déplacement de l’action du Portugal vers Los Angeles. L’intrigue de L’état des choses peut désormais démarrer. Wenders s’attache à chaque instant à porter un soin particulier à la composition de ses cadres. De même, il joue pleinement avec les lignes de fuites que lui offrent les décors urbains ou littoraux. Ce film miroir bénéficie ainsi de bout en bout d’un visuel très réussi, parfois graphique, que le noir et blanc parfaitement étalonné vient rehaussé à chaque instant. L’état des choses interroge le cinéma et ses difficultés et constitue en cela un manifeste pour un cinéma indépendant.

Jusqu’au bout du monde – Director’s cut / Bis ans ende der welt (1991, Wim Wenders)

La Terre est menacée par un satellite nucléaire incontrôlable. Récemment séparée de l’écrivain Eugene Fitzpatrick (Sam Neill), Claire Tourneur (Solveig Dommartin), de retour de Venise, croise le chemin de deux braqueurs et accepte de convoyer leur butin. Sur la route, elle prend en stop un homme (William Hurt) dont elle tombe amoureuse, mais qui disparaît après lui avoir dérobé une partie de l’argent. Elle se lance à sa poursuite, de Berlin à Lisbonne, en passant par Moscou et Tokyo. Jusque dans le désert australien, quelque part au bout du monde.

Notre avis (4/5) : A l’origine, Jusqu’au bout du monde devait durer 2h30. Wim Wenders parvient en 1991 à faire distribuer en salle une version dont la durée de 2h50 était « compatible » avec les normes des exploitants de cinémas. Le film fut mal accueilli tant par la critique que par le public. Par contre, sa bande originale connut un grand succès. Cette version amputée qualifiée de « Reader’s Digest » par son auteur n’a jamais satisfait les visées d’odyssée ambitionnées par Wenders dans ce qui fut la plus grosse superproduction d’auteur européenne.

Ce n’est qu’un quart de siècle plus tard, en 2016, que Wenders achevait la version director’s cut dont la durée frôle les cinq heures. Cette durée hors normes pour un projet tout aussi hors normes sied à l’ampleur de la fable futuriste filmée. Sur ces près de cinq heures, Jusqu’au bout du monde se décline en plusieurs films : film de traque et de filature, film d’aventure, road-movie, film noir, film de légère anticipation. Dans ce récit d’anticipation à court terme (l’action se situe en 1999), Wenders imagine une partie de ce qui est depuis devenu notre quotidien (les visio-conférences, le traçage informatique, la réalité virtuelle) pour mieux interroger les dérives possibles de leur usage.

Le long périple démarre en Italie, à Venise, pour se poursuivre dans une dizaine de pays à travers quatre continents (hors Afrique et Amérique du Sud). Quel que soit le segment analysé, Wenders fait preuve d’une aisance déconcertante dans sa mise en scène et ses prises de vue. Il produit un cinéma de mouvement durant la première partie du film (road-movie) puis l’action se posera en territoires aborigènes australien. Ici, les paysages secs et déserts contrastent fortement avec les décors urbains dominant la première partie du film.

Œuvre vaste et road-movie sans limite et sans retour, Jusqu’au bout du monde est indubitablement de portée internationale (lieux, langues) y compris en ce qui concerne le casting convoqué. Côté français, on remarque notamment les rôles tenus par Jeanne Moreau et Eddy Mitchell.


Denys de La Patellière

Le tonnerre de Dieu (1965, Denys de La Patellière)

Léandre (Jean Gabin), vétérinaire misanthrope et alcoolique, recueille Simone (Michèle Mercier), une jeune prostituée qu’il défend contre Marcel (Robert Hossein), son protecteur. Sa femme, Marie (Lilli Palmer), qui n’a pu lui donner d’enfant, accepte cette incartade. Simone se plaît à la ferme, s’entend bien avec Marie et fait en sorte de rapprocher les époux.

Notre avis (3/5) : Pour Le tonnerre de Dieu, Denys de La Patellière réunit un casting solide animé pour les rôles principaux par Jean Gabin, Michèle Mercier, Robert Hossein et Lilli Palmer. L’intrigue se noue autour des deux premiers nommés, vétérinaire misanthrope et alcoolique d’une part et jeune prostituée sous la « protection » du troisième d’autre part. Le duo central ainsi formé constitue un attelage inattendu qui fonctionne bien au regard de leur incarnation et composition respectives. On perçoit sans peine la qualité dans la direction d’acteurs du cinéaste derrière ce succès.

De La Patellière signe déjà ici sa troisième collaboration avec Gabin après Les grandes familles et Rue des prairies. C’est d’ailleurs l’acteur qui est à l’origine du choix du roman Qui m’emporte de Bernard Clavel que le cinéaste coadapte avec Pascal Jardin. Ce long-métrage salué par la critique et le public (record de près de quatre-vingt mille entrées après sa première semaine d’exploitation) marque le retour de son auteur au sommet du box-office après quelques échecs : Pourquoi Paris ? (1962), Tempo di Roma (1963) et La fabuleuse aventure de Marco Polo (1965).

Le tonnerre de Dieu ne porte pas de message fort. Sa portée est celle d’un cinéma de divertissement visant un large public. Le film reste plaisant à voir notamment grâce à un casting impliqué et convaincant. Les dialogues ménagent quelques bons mots ce qui nous pousse au final à classer ce film parmi les comédies classiques du cinéma français. Nous sommes loin des attributs de la Nouvelle Vague (film réalisé en 1965), courant auquel De La Patellière n’aura jamais pu prétendre participer. La réalisation très classique et la mise en scène sans éclat de Le tonnerre de Dieu illustre cet « empêchement ».


Robert Altman

Le grand cirque

Le privé / The long goodbye (1973, Robert Altman)

Après une violente dispute avec son épouse, Terry Lennox (Jim Bouton) demande à son ami le détective Philip Marlowe (Elliott Gould) de le conduire à la frontière mexicaine. De retour chez lui, Marlowe apprend que l’épouse a été assassinée : la police l’accuse de complicité. À ses yeux, son ami ne peut être coupable. Pourtant, Lennox se suicide… Marlowe est bientôt engagé par l’élégante Eileen Wade (Nina Van Pallandt) afin de retrouver son mari disparu, le célèbre écrivain Roger Wade (Sterling Hayden)…

Notre avis (4/5) : Pour réaliser Le privé, Robert Altman s’est appuyé sur un scénario de Leigh Brackett, adaptation du roman The long goodbye de Raymond Chandler. Le titre du roman a été conservé pour titrer le film dans sa version originale. Cette adaptation libre des écrits du créateur du personnage de Philip Marlowe fut d’ailleurs plutôt décriée à la sortie du film dans les grandes salles de cinéma.

L’acteur Elliott Gould incarne l’emblématique détective Marlowe. Sa composition à écran se révèle très appropriée au caractère et aux attitudes du personnage central du Privé. L’acteur joue dans un registre singulier, celui d’un anti-héros désabusé subtilement étranger à son époque.

De plus, dans l’objectif de la caméra de Altman, le Los Angeles hippie des années 1970 est parfaitement captée dans toute sa contemporanéité. Par le biais d’un personnage principal semblant toujours en état de semi sommeil, la ville totem de la Californie paraît toujours éveillée. Le réalisateur privilégie en effet des prises de vues nocturnes ou semi-nocturnes donnant à son film un visuel plutôt sombre et assurément brumeux. Film noir détourné, Le privé prend appui sur une conspiration bien pensée et se décline en une œuvre tout aussi attachante que mélancolique.


Yasujiro Ozu

Rares et inédits

Récit d’un propriétaire / Nagaya shinshiroku (1947, Yasujiro Ozu)

Dans le Tokyo de l’immédiat après-guerre, un petit garçon (Hohi Aoki) erre dans les rues. Dans ce quartier déshérité de la capitale, personne ne souhaite s’occuper du jeune sans-logis. Après tirage au sort, celui-ci est finalement confié à Tane (Choko Iida), une veuve acariâtre qui n’a jamais aimé les enfants…

Notre avis (3/5) : Récit d’un propriétaire est le premier film d’après-guerre de Yasujiro Ozu dont il coécrit le scénario en une dizaine de jours avec Tadao Ikeda. Cette chronique d’une famille à composer s’inscrit dans le courant shomingeki de son auteur. Par un savant dosage, Ozu y mêle tendresse et cruauté sans que le spectateur ne puisse y deviner une issue positive ou négative. En la matière, l’épilogue du film est ambivalent laissant l’auditoire dans une certaine ambivalence. Récit d’un propriétaire se pare finalement d’attributs doux-amers.

La délicatesse du récit est couplée avec celle de la réalisation. Sans surprise Ozu procède par une succession de plans fixes dont la précision des cadres ne fait jamais défaut. Cette belle quiétude est à peine rompue par une scène chantée joliment réalisée et regroupant quelques protagonistes. Si cette séquence ne participe pas à la progression de la narration, elle constitue une sorte d’interlude très libre qui brise la mécanique, parfois un peu posée, observée jusqu’ici. Le film interroge ainsi sur les attitudes de ses deux personnages centraux, mouvements d’épaules pour Hohi Aoki et mains cachées dans les manches pour Choko Iida. L’inconfort et la non maîtrise des évènements de la situation présente peuvent être les interprétations respectives de ces deux attitudes même si ce n’est pas l’explication avancée par le scénario.

La belle restauration de Récit d’un propriétaire permet de redécouvrir ce film devenu rare. Le quasi mutisme du jeune orphelin interprété par Hohi Aoki ajoute une strate de délicatesse, voire de quasi effacement, à cette chronique prenant place dans les faubourgs de Tokyo reconstitués en studio. Ce film antiréaliste, voire anachronique, ne montre pas les conséquences du second conflit mondial. Avec l’acuité qu’on lui connait, Ozu retrace et montre à l’écran le quotidien de la classe sociale modeste vivant dans ces faubourgs reconstitués.

Les sœurs Munakata / Munekata kyodai (1950, Yasujiro Ozu)

Setsuko (Kinuyo Tanaka) et Mariko Munakata (Hideko Takamine) sont des sœurs que tout oppose. L’extravertie Mariko profite de sa jeunesse et de sa liberté, tandis que Setsuko travaille d’arrache-pied pour entretenir son mari Mimura (So Yamamura), taciturne et alcoolique. En visite chez leur père, Mariko sympathise avec Hiroshi (Ken Uehara), un ancien prétendant de sa sœur. La jeune femme est convaincue que Setsuko et Hiroshi éprouvent encore des sentiments l’un pour l’autre et va tout faire pour les rapprocher…

Notre avis (2/5) : Comme son titre peut le laisser supposer, ce film réalisé par Yasujiro Ozu met en opposition ses deux personnages principaux. Bien qu’elles soient sœurs tout ou presque les oppose. L’aînée introvertie et soumise dans son kimono, interprétée par Kinuyo Tanaka, s’inscrit dans un mode de vie du Japon traditionnel. En opposition, la sœur cadette extravertie et émancipée, sous les traits de Hideko Takamine, est résolument tournée vers l’avenir d’un Japon moderne.

Ozu pousse à l’extrême cette opposition de style et de psychologie. Le film qui en découle n’a pas la finesse d’analyse espérée. Bien au contraire, Les sœurs Munakata se montre vite très démonstratif et même, par instants, manichéens. Dans la même veine, le montage technique du film ne masque en rien une succession de scènes dont l’écriture apparaît avant tout mécanique et lourde. Les quelques rares et courts travellings observés ne parviennent pas à masquer la rigidité de la réalisation.

Le schéma narratif trop voyant finit par lasser jusqu’à une séquence où la violence physique soudaine a le mérite de relancer l’intérêt de ce long-métrage. Cette séquence tant attendue permet d’introduire un final dramatique bénéficiant enfin d’un peu de profondeur d’analyse dans son récit.

Cette dernière partie sauve Les sœurs Munakata d’un échec cuisant. De plus, la piètre qualité de la restauration de ce film n’est pas l’élément qui tendra à sortir ce film d’Ozu de l’oubli dans lequel il se trouve. Il constitue cependant une exception dans la filmographie de son auteur puisqu’il n’a pas été tourné à Tokyo et est l’une des rares adaptations littéraires réalisées par Ozu.


Grands classiques du noir et blanc

New York-Miami / It happened one night (1934, Frank Capra)

Ellie Andrews (Claudette Colbert), une riche héritière, décide d’épouser le magnat de l’aviation King Westley (Jameson Thomas) sans le consentement de son père. Elle s’enfuit et décide de rallier New York incognito. De son côté, son père (Walter Connolly) décide d’offrir une récompense à qui lui donnera des renseignements pour retrouver la jeune fille. Dans le bus, elle fait la connaissance de Peter Warne (Clark Gable), journaliste à scandale.

Notre avis (4/5) : L’histoire du cinéma recèle quelques belles histoires relatives à la genèse de certains films. New York-Miami fait assurément partie de ces belles histoires. Il y a au départ un scénario dont personne ne veut tant chez les producteurs que chez les acteurs. En 1934, Frank Capra qui sort d’un cuisant échec se charge de ce projet de comédie de mœurs.

Considéré comme un sous-genre peu propice à attirer des spectateurs dans les salles de cinéma, ce film d’autobus qui vire dans un second temps en road-movie frénétique se voit refusé par plusieurs actrices jusqu’à ce que Claudette Colbert accepte d’endosser le rôle féminin principal sous condition que le tournage dure au plus quatre semaines et d’un salaire de 50 000 $. Le rôle principal masculin est attribué sous contrainte à Clark Gable par la MGM, son employeur, suite au refus successif par l’acteur de trois rôles.

Malgré cette genèse compliquée, le film fut un grand succès et deviendra l’œuvre fondatrice d’un genre en devenir, celui des screwball comedies. Un succès auprès du public mais aussi des critiques. Ainsi les deux acteurs y obtiendront l’unique Oscar de leur carrière qui vient honorer leurs interprétations enjouées et pleines de dynamisme. La mise en scène énergique de Capra et ses indéniables qualités de directeur d’acteurs opèrent. Le duo de comédiens s’entend à merveille et cela rejaillit à l’écran dans chaque séquence.

Comme très souvent chez Capra, la réalisation de New York-Miami faite de plans courts est très rythmée, quasi frénétique, aucun temps mort ou baisse de rythme n’est observé. Au final, ce long-métrage livre quelques scènes devenues cultes : la scène de l’auto-stop menée par Gable mais dont l’issue favorable ne tiendra qu’à Colbert, une chambre avec deux lits individuels séparés par le « mur de Jéricho ». Ces astuces de mise en scène permettront au film de passer à travers la censure imposée par le code Hays.

Bellissima (1951, Luchino Visconti)

À Cinecittà, dans l’Italie d’après-guerre, le réalisateur Alessandro Blasetti lance un casting pour trouver l’enfant de son prochain film. Maddalena (Anna Magnani) y voit l’occasion pour sa fille Maria (Tina Apicella) de vivre une vie meilleure. Elle sacrifie alors son mariage et ses économies pour lui offrir les leçons qui feront d’elle une star.

Notre avis (3.5/5) : Dès la réalisation de son premier long-métrage, Les amants diaboliques (1943), Luchino Visconti souhaitait travailler avec Anna Magnani. L’actrice alors enceinte avait décliné la proposition. C’est ainsi que Bellissima, troisième film du cinéaste réalisé en 1951, marque la première collaboration entre le réalisateur et une actrice devenue entre-temps le symbole du néoréalisme italien depuis Rome, ville ouverte (1945) de Roberto Rossellini.

Magnani capte toute l’attention dans chaque scène où elle apparaît soit quasiment toutes les séquences puisqu’elle endosse le rôle principal et éminemment central du film. Ce rôle est celui d’une mère italienne d’une petite fille de sept ans se présentant à un casting de cinéma. L’actrice campe une maman dévouée, énergique et très en verve. Un rôle de mère louve que l’actrice aura l’occasion de réincarner dans Mamma Roma (1962) de Pier Paolo Pasolini. Visconti tire ainsi le portrait d’une femme moderne, personnage dans lequel la comédienne joue tout autant de son talent que sa personnalité.

Outre la trame narrative principale dévoilée par le synopsis, Bellissima propose plusieurs strates de lecture. C’est une radiographie de la société italienne, une revue sociétale, à travers le couple Cecconi (Magnani et Gastone Renzelli), simples ouvriers, dont la situation financière est précaire. C’est aussi une réflexion critique du nouveau cinéma d’après-guerre. Une revue de l’envers du décor de la sphère du cinéma italien, certes, mais pas uniquement. Quels passe-droits utiliser pour aboutir à ses fins ? Quelles compromissions sont à accepter pour parvenir à ses fins ?

L’omniprésence et l’omnipotence de Magnani fait de Bellissima une ode à l’actrice. Un résultat qui étonne guère quand on sait que Visconti lui vouait une très grande admiration. L’actrice s’y révèle bouleversante et le cinéaste a su brillamment en retirer un personnage plein de dignité.


Invités d’honneur

Marisa Paredes

Prison de cristal / Tras el cristal (1986, Agustí Villaronga)

Klaus (Günter Meisner), médecin auteur d’expériences sur des enfants dans les camps de la mort, a trouvé refuge dans l’Espagne franquiste. Un accident le cloue dans un poumon d’acier, sous la surveillance de son épouse Griselda (Marisa Paredes) et de leur fille Rena (Gisela Echevarria). Surgit un jour un jeune homme, Angelo (David Sust), qui se fait passer pour infirmier et prend peu à peu le contrôle de la maison. Dans quel but ?

Notre avis (4/5) : Prison de cristal est le premier long-métrage réalisé par Agustí Villaronga. Malgré un petit budget, cette première réalisation est remarquable tant dans son contenu que dans sa réalisation. Il est en effet bien difficile de reprocher quoi que ce soit à ce premier film très maîtrisé et abordant un contenu extrêmement difficile à traiter.

Le huis clos mis en images est redoutable, dérangeant, oppressant jusqu’au morbide. Assurément, ce film n’est pas à mettre devant tous les yeux. Il est réservé à un public averti et évoque Portier de nuit (Liliana Cavani) ou encore Théorème (Pier Paolo Pasolini). Villaronga maîtrise les codes des films d’horreur et touche du doigt ceux d’une hallucination cauchemardesque.

Redoutable dans son contenu, Prison de cristal l’est aussi dans sa mise en scène. Il y a d’abord ce poumon d’acier dans lequel Klaus (Günter Meisner) paralysé est enfermé. Ce dispositif est un premier élément de trouble. Il introduit une étrangeté glaciale qui n’ira que grandissante au fur et à mesure de la progression de la narration. La mise en scène excellente proposée par Villaronga transforme les lieux de ce huis clos à ce qui pourrait s’apparenter à un asile psychiatrique. La très appropriée bande originale de Prison de cristal contribue aussi à instaurer une ambiance forte et entêtante.

Les thèmes abordés, ceux de la pédophilie, de la torture et du sacrifice d’enfants appartiennent à des sujets extrêmement complexes à traiter sans tomber dans le sordide. Par son sens inné des situations et son acuité de perception, Villaronga fait mouche. Le réalisateur va loin dans sa démonstration mais limite à bon escient son propos pour certainement éviter les foudres de la censure. Il ne nomme jamais les actes montrés ou suggérés mais les spectateurs les plus éclairés reconnaîtront sans peine la vérité portée par ce long-métrage hautement recommandable.


Nouvelles restaurations en présence des cinéastes

Lune froide (1991, Patrick Bouchitey)

Simon (Jean-François Stévenin) et Dédé (Patrick Bouchitey) sont deux amis quadragénaires, soudés par la même quête d’exaltation. Dédé est hanté par la musique. Simon vit dans le souvenir obsédant d’une jeune femme qu’il appelle « la sirène » (Karine Nuris). La nuit, aidés par l’alcool, ils délirent et déambulent à la recherche de visions.

Notre avis (3/5) : Profanation d’une sirène


Les invités du festival

Yamanaka par Rintaro

Le pot d’un million de ryôs / Tange sazen yowa : Hyakuman ryo no tsubo (1935, Sadao Yamanaka)

Un homme se débarrasse d’un vieux pot dont il a hérité, mais découvre ensuite qu’il contenait une carte au trésor révélant où est caché un million de ryôs. Il se lance alors dans une course effrénée pour le récupérer.

Notre avis (3/5) : L’intrigue de Le pot d’un million de ryôs est des plus simples : Sazen Tange (Denjiro Okochi), héros samouraï classique maintes fois porté à l’écran, s’est séparé d’un pot reçu en héritage avant d’en apprendre la potentielle grande valeur, il se lance donc à la recherche du propriétaire de ce pot antique pour le récupérer. La minceur du scénario se décline par quelques baisses de rythme dans la narration et l’absence de dramaturgie. Sur fond de fable passéiste, l’intérêt du film est ailleurs.

Sadao Yamanaka réalise un film de samouraï non pas violent et dramatique, aspects communs de ce genre cinématographique, mais dans une tonalité comique teintée de parodie. Le cinéaste japonais dote son métrage d’une mise en scène dynamique qui vient en contrepoint de l’apathie et la paresse du personnage principal de Le pot d’un million de ryôs.

Enfin, mentionnons que ce long-métrage qui revisite un genre cinématographique est l’un des trois seuls films de Yamanaka qui n’ait pas été détruit pendant la guerre parmi les vingt-quatre que ce cinéaste avait réalisé ou coréalisé. Les films historiques de Yamanaka sont aujourd’hui considérés comme les plus remarquables de l’âge d’or du cinéma japonais des années 1930.


Lumière Classics

Boulevard du crépuscule / Sunset boulevard (1950, Billy Wilder)

Norma Desmond, grande actrice du muet, vit recluse dans sa luxueuse villa de Berverly Hills en compagnie de Max von Meyerling, son majordome qui fut aussi son metteur en scène et mari. Joe Gillis, un scénariste sans le sou, pénètre par hasard dans la propriété et Norma lui propose de travailler au scénario du film qui marquera son retour à l’écran, Salomé. Joe accepte, s’installe chez elle, à la fois fasciné et effrayé par ses extravagances et son délire, et devient bientôt son amant. Quand son délire se transforme en paranoïa et qu’elle débarque au milieu des studios Paramount pour convaincre Cecil B. DeMille de tourner à nouveau avec elle, Gillis commence à prendre ses distances…

Notre avis (4/5) : Boulevard du crépuscule, ou Sunset boulevard dans sa version originale, fait partie des plus grands films de Billy Wilder et probablement l’un des plus connu et reconnu tant de la critique que du grand public. Ce constat est pleinement justifié par les qualités intrinsèques du film : un scénario solide divulgué à travers une narration sans faille maîtrisée de bout en bout, une belle qualité d’interprétation fournie par un casting très homogène, une mise en scène certes sans éclat particulier mais là encore parfaitement maîtrisée et équilibrée.

Au-delà de ces éléments déjà fort appréciables, il y a un indéniable intérêt cinéphile à visionner Boulevard du crépuscule. Le point de départ est l’objet même du film, à savoir la quête du retour devant la scène d’une grande actrice du cinéma muet interprétée par Gloria Swanson. Le film se dote ici d’un part biographique renforcée par l’apparition à l’écran d’autres grands noms du cinéma muet tels que Erich von Stroheim et Cecil B. DeMille. Bien qu’apparaissant dans une seule scène, Buster Keaton symbolise à lui seul le propos du film : comment redevenir tête d’affiche dans un monde du 7ème venant de vivre une véritable révolution par sa bascule du muet au parlant ?

Wilder rend compte de cette histoire du cinéma. Au mitan du siècle dernier, il réalise ce qui restera l’un de ses plus grand chef d’œuvre. Le scénario balaye tous les aspects d’une sphère cinématographique en pleine révolution sans passer sous silence les dérives de l’évolution sous-jacente. Boulevard du crépuscule fait ainsi œuvre de mémoire du cinéma et de sa transmission d’une génération muette vers sa successeuse parlante. Cette puissante évocation de Hollywood au mitan du siècle dernier, à la fin de son premier âge d’or, est réjouissante et définitivement intemporelle.

Orages / A house divided (1931, William Wyler)

Dans un petit village d’une île du Pacifique, Seth Law (Walter Huston), un pêcheur veuf, se remarie avec Ruth (Helen Chandler), une femme assez jeune pour être sa fille. La situation se complique quand Ruth et Matt (Douglass Montgomery), le fils de son mari, tombent amoureux.

Notre avis (3.5/5) : Orages réalisé en 1931 par William Wyler est un long métrage rare et méconnu. C’est peut-être l’une des œuvres les plus personnelles de son auteur. Ce film dramatique est un jalon dans la filmographie d’un cinéaste jusqu’à alors réalisateur de films d’action et de westerns.

Le film dépeint le conflit entre un père (Walter Huston) et son fils (Douglass Montgomery) épris chacun de la même femme (Helen Chandler). Les dialogues ont été écrits par le fils du premier nommé, un certain John Huston, pas encore cinéaste. L’efficacité des dialogues va de pair avec la réalisation prodiguée par Wyler. La mise en scène superbe contribue aussi à la qualité d’un film concis (durée courte de 1h10) et sans temps mort.

Le scénario simple coécrit par John B. Clymer et Dale Van Every est tiré de la nouvelle Heart and hand d’Olive Edens. Un récit dépouillé, brutal et cru à l’image du caractère du marin Seth Law interprété à l’écran par Huston père, personnage dont on peut regretter un changement psychologique un peu tardif. L’orage final, conventionnel dans sa réalisation et son intervention, n’atténue pas la forte impression de réalité et de drame que Wyler a su conférer à son film.

Adieu chérie (1946, Raymond Bernard)

« Chérie » (Danielle Darrieux), une entraîneuse de Montmartre, fait visiter Paris à de riches étrangers. Au cours d’une rafle dans un tripot clandestin, elle rencontre Bruno Brétillac (Jacques Berthier), jeune bourgeois qui fuit le mariage d’intérêt que sa famille veut lui imposer. Pour l’éviter, il propose une affaire à la jeune femme : un mariage blanc. La première tâche de Chérie est alors de conquérir la famille Brétillac…

Notre avis (2.5/5) : Réalisé dans l’immédiat après-guerre, Adieu chérie est un film léger qui connut un énorme succès lors de sa sortie en salle avec plus de deux millions de spectateurs. Charles Aznavour y apparaît dans un numéro de duettiste pour l’une de ses premières apparitions à l’écran mais non créditée au générique.

Ce film bénéficie d’un entrain certain. Le rythme est allègre et les changements de tons, entre rires et émotions, sont nombreux. La belle photographie rend hommage à la jolie luminosité des extérieurs provençaux. Nous reconnaissons ici la maîtrise dont savait faire preuve Raymond Bernard dans ses réalisations. Les dialogues signés par Marc-Gilbert Sauvajon laissent une juste place à l’humour en particulier dans certaines répliques de Danielle Darrieux. Adieu chérie marque d’ailleurs l’unique collaboration de ce cinéaste avec ce dialoguiste.

Le film est à classer parmi les comédies dramatiques vaudevillesques et échappe au happy-end auquel il semblait pourtant destiné. La dénonciation sous-jacente de l’hypocrisie d’un milieu bourgeois intéressé tenant à tout prix à sauver les apparences est bien réelle.

Sans pitié / Senza pietà (1948, Alberto Lattuada)

Livourne, fin de la Seconde Guerre mondiale. Angela (Carla Del Poggio), à la recherche de son frère, fait la rencontre de Jerry (John Kitzmiller), soldat afro-américain. Une forte complicité naît entre eux. Ils rêvent d’un avenir aux États-Unis.

Notre avis (2.5/5) : Sans pitié, réalisé dès 1948, aborde un épisode peu connu de l’immédiat après-guerre en Italie. Les sujets sont ici d’importance depuis l’exode des populations jusqu’aux camps de prisonniers réservés aux soldats noirs sans omettre de montrer les diverses exactions de la Military Police. Le scénario du film est des plus ambitieux. D’ailleurs son auteur, Alberto Lattuada, déclarait en 1949 vouloir « faire le procès implacable de la guerre en jetant en pleine lumière un des épisodes les plus caractéristiques de l’après-guerre. »

Ce scénario, le cinéaste en est l’auteur avec notamment un certain Federico Fellini, scénariste et bientôt réalisateur à succès. Malgré le support de deux autres coscénaristes, Tullio Pinelli et Ettore Maria Margadonna, le script de Sans pitié peine à trouver la bonne mesure face à la matière narrative, probablement trop abondante et très dense, à exploiter. Cette difficulté constatée trouve aussi sa source dans un élément de complexité supplémentaire : le fil narratif s’articule autour d’un couple mixte composé par Carla Del Poggio et John Kitzmiller.

A l’écran, les deux acteurs ne parviennent pas à incarner pleinement leur personnage respectif. Le rôle qui leur est demandé d’endosser semble bien trop ample pour leurs frêles épaules. La direction d’acteurs et la mise en scène de Lattuada manquent de nerf pour porter avec efficacité l’ambition narrative voulue et rendre ce long-métrage captivant.

Ces faiblesses de Sans pitié, œuvre fataliste, n’ont cependant pas empêcher au film de connaître un certain succès en Europe et notamment en France. En revanche aux Etats-Unis le film fit scandale, le pays à la bannière étoilée était alors toujours contraint par de nombreuses lois ségrégationnistes. Face à l’intérêt que devait susciter les thèmes abordés, Sans pitié échoue malheureusement à satisfaire nos attentes. L’exploitation faite de la matière narrative reste décevante et frustrante.

Fear and desire (1952, Stanley Kubrick)

Lors d’un conflit situé dans un pays inconnu, quatre militaires se retrouvent coincés derrière les lignes ennemies. Après avoir massacré deux soldats, ils découvrent qu’une jeune femme a été témoin de la scène. Ils l’attachent à un arbre par peur d’être dénoncés…

Notre avis (2.5/5) : Fear and desire est le premier long métrage réalisé et autoproduit par Stanley Kubrick alors âgé de seulement 25 ans. Le budget de production est faible et l’équipe, casting compris, est restreinte à quatorze personnes très majoritairement non professionnelles à l’exception de Frank Silvera. Parmi les acteurs du film, on note la présence de Paul Mazursky, futur réalisateur.

Dans ce premier film, Kubrick intervient en tant que metteur en scène mais prend aussi à sa charge la direction de la photographie et le montage. De son vivant, l’auteur de Orange mécanique a toujours renié cette première réalisation et s’est efforcé à en restreindre la diffusion et l’exclure de toute autobiographie, la qualifiant de « prétentieuse et indigeste ». Il est vrai que Fear and desire résonne comme un fil étrange, hybride, voire bricolé. L’usage d’une caméra unique, la bande audio en son asynchrone et l’ajout d’une voix off en postproduction font vivoter le film entre fiction étrange et documentaire fragile.

L’étrangeté de ce film de guerre vient aussi d’un espace-temps indéfini et d’une guerre confinée hors champ. La guerre y est abstraite. Ici, la stratégie et la psychologie prennent la place de l’action. Quels sont les belligérants ? Qu’est ce qui les oppose ? Quelles sont les valeurs et/ou les territoires défendus par chaque camp ? Fear and desire n’apporte aucune réponse à ces questions et aucun éclairage supplémentaire à ceux avancés par le synopsis. En réponse, aucune empathie ne peut être adressée aux protagonistes. Le spectateur est face à des soldats anonymes porteurs d’idées mais exempts d’émotions.

De toute évidence, Kubrick privilégie la forme au détriment du fond. Malgré d’évidentes maladresses, Fear and desire porte déjà quelques germes annonciateurs de l’avènement prochain d’un grand cinéaste. Ainsi, le jeune réalisateur expérimente et fait des essais notamment en alternant plans serrés et plans captés à bonne distance. Les gros plans sur des visages expressionnistes ne sont pas sans rappeler ceux des grands maîtres du cinéma muet, là où d’autres séquences semblent inspirées du cinéma de Luis Buñuel. Les références sont là, le grand cinéaste Kubrick est ici à l’aube d’une carrière qui s’annonce déjà prometteuse.

Boulevard (1960, Julien Duvivier)

Ne supportant pas sa belle-mère, Georges Castagnier, dit « Jojo » (Jean-Pierre Léaud), vit seul sous les toits, place Pigalle. Il a une quinzaine d’années et la présence de la danseuse Jenny (Magali Noël),dans une chambre voisine, le trouble beaucoup. Mais celle-ci a un amant. Déprimé, Jojo irait jusqu’à se suicider, sans l’intervention des voisins et le retour de son père.

Notre avis (x/5) : Boulevard est l’adaptation cinématographique du roman éponyme de Robert Sabatier. Le titre fait référence au boulevard de Clichy qui traverse les places Blanche et Pigalle. Le quartier de Pigalle, ses commerces spécialisés dans le strip-tease et ses chambres de bonnes constituent les décors de ce film tourné en 1960. Ce long-métrage n’est pas porteur d’un message fort et tient bien plus de la bluette.

Son principal intérêt réside dans un tournage en décors naturels qui restitue bien l’atmosphère de ce quartier parisien et son urbanité. Ainsi, les dialogues enlevés sont émaillés d’expressions typiques et imagées que viennent porter le dynamisme des acteurs.

Ce film de Julien Duvivier est à la fois tardif et peu classique dans la filmographie de l’auteur du Corbeau. Le réalisateur y invoque la Nouvelle Vague. Il y a d’abord sa façon de filmer en direct les rues de Pigalle. Il y a ensuite la présence au casting dans le rôle principal du jeune (16 ans) Jean-Pierre Léaud à peine sorti du tournage des Quatre cents coups (1959, François Truffaut). La copie Nouvelle Vague rendue aurait été encore plus complète si Jean-Paul Belmondo avait pu se rendre disponible pour incarner le personnage du boxeur en quête de revanche. Comme Belmondo était en cours de tournage de À bout de souffle (1960, Jean-Luc Godard), il laissa ce rôle échoir à Pierre Mondy.

I… comme Icare (1979, Henri Verneuil)

Après l’assassinat du président d’un pays fictif, le procureur Henri Volney (Yves Montand) refuse les conclusions de l’enquête qu’on lui soumet et décide de la poursuivre seul. Au terme de ses recherches, il découvre des informations stupéfiantes. Mais comme Icare, il s’est trop approché du Soleil, et les auteurs du meurtre veulent l’empêcher de découvrir la vérité.

Notre avis (3.5/5) : Le titre du film ne trouve sa justification qu’en toute fin de métrage à travers le mythe d’Icare. Ici, cette figure mythique vient symboliser le rôle du procureur Henri Volney interprété à l’écran par Yves Montand. L’histoire, coécrite avec Didier Decoin, et les personnages mis en scène par Henri Verneuil sont purement fictifs mais ne relèvent pas d’un quelconque mythe. Pour effacer tout potentiel doute en la matière, le cinéaste met en scène et filme l’assassinat du président d’un pays non nommé. Cette introduction puis son développement renvoie à l’assassinat de John F. Kennedy.

Dans I… comme Icare, Verneuil part d’un postulat, celui d’un complot visant à détourner la vérité autour de ce meurtre d’abord présenté comme un acte perpétré par un homme isolé s’étant ensuite donné la mort. L’idée de ce scénario est venue au cinéaste après la lecture de Soumission à l’autorité du psychologue américain Stanley Milgram. Tout un segment du film est d’ailleurs entièrement consacré aux expériences menées au début des années 60 par Milgram jusqu’à leur reconstitution. La précision descriptive de cette reconstitution est très scientifique et d’évidence énormément documentée.

Cette partie du film et le film dans sa totalité font froid dans le dos. Cette critique d’une société autoritaire autrice d’un complot politique menant à commanditer un meurtre laisse à réfléchir. L’explication et la justification des tests de Milgram renvoient à la soumission des citoyens à leurs dirigeants. L’excellente musique composée par Ennio Morricone contribue aussi à l’instauration d’une ambiance particulière qui, entre exposé scientifique et intrigue policière, se révèle paranoïaque. A l’écran, le thriller qui en découle est tout à la fois chirurgical et glacial. Cette dernière caractéristique vient en somme justifier l’interprétation un brin rigide et austère proposée par Montand.

Let’s get lost (1988, Bruce Weber)

À partir de témoignages, d’extraits de films et de concerts, se dessine un portrait de Chet Baker, trompettiste de jazz et chanteur virtuose. Rongé par la drogue, le musicien, alors dans la dernière année de sa vie, raconte intimement son parcours.

Notre avis (1.5/5) : Dans Let’s get lost, Bruce Weber ambitionne de réaliser une œuvre biographique portant sur le chanteur et trompettiste de jazz Chet Baker. Le cinéaste ne révolutionne pas le genre en usant de témoignages de Baker en personne mais aussi de ses proches. Ces interviews ou, plus exactement discussions, réalisées principalement en 1986 sont agrémentées de vidéos, d’extraits de concerts et de photographies. Ce documentaire biographique sortit en salles en septembre 1988 soit quatre mois après le décès du trompettiste.

Malgré une durée honorable de deux heures, le portrait tiré de Baker dans Let’s get lost paraît incomplet et, plus discutable encore, orienté. L’artiste y est présenté comme un quasi modèle alors que sa part sombre est soigneusement éludée. Au détour d’une réponse, si ses différents séjours en prison ou son interdiction de territoire dans plusieurs pays européens sont évoqués, le traitement de cette face obscure du personnage n’ira pas plus loin.

En conséquence, Let’s get lost restitue un portrait biaisé de Baker et donne de ce dernier une perception faussée et trompeuse. En cela, les travaux effectués par Weber pourraient paraître à minima incomplets, certainement (très) orientés, voire malhonnêtes.


Trésors et curiosités

Cinq tulipes rouges (1949, Jean Stelli)

Une journaliste du nom de « Colonelle » (Suzanne Dehelly) et le commissaire Honoré Ricoul (Jean Brochard) tentent de démasquer l’auteur de cinq assassinats commis pendant le Tour de France 1948, chaque meurtre étant « signé » par une tulipe rouge.

Notre avis (2.5/5) : Jean Stelli est un réalisateur français tombé dans l’oubli. Il est l’auteur notamment du mélodrame Le voile bleu qui fut en 1942 un immense succès y compris hors d’une France sous l’Occupation. Cinq tulipes rouges réalisé en 1949 est pour sa part à ranger dans la catégorie des films policiers. L’enquête menée amène les spectateurs sur les traces d’un serial killer.

La grande originalité de Cinq tulipes rouges réside dans le contexte dans lequel va se jouer l’intrigue du film : le Tour de France cycliste de 1948. L’environnement sportif ainsi planté est éminemment masculin. Le seul rôle féminin d’envergure est endossé par Suzanne Dehelly qui, sous des faux airs d’Arletty, campe une « Colonelle » résolument garçonne. Cet élément apporte une touche piquante et comique à une narration attendue plus dramatique. Le scénario coécrit pas Charles Exbrayat et Marcel Rivet, faute d’une écriture rigoureuse, perd vite toute crédibilité.

Par effet de bord, l’enquête policière ambitionnée vire à l’aventure rocambolesque durant laquelle la comédie finit par étouffer le sérieux et l’intérêt de l’enquête policière. La trame narrative s’articule autour de trois équipes cyclistes. L’équipe centrale est française et est flanquée de ses homologues italienne et belge. Leur mise en scène respective n’échappe pas à l’usage appuyé de stéréotypes.

Il reste cependant au film une part vériste composée par les vraies images du Tour de France, édition 1948. Celles-ci ne contribuent cependant pas à la progression du scénario puisqu’elles sont exclusivement utilisées pour découper Cinq tulipes rouges en autant de chapitres que d’étapes.

Le jardin qui bascule (1975, Guy Gilles)

Deux jeunes tueurs à gages parviennent à se faire inviter dans la villa de la femme qu’ils sont chargés d’éliminer.

Notre avis (2/5) : Le jardin qui bascule réalisé en 1975 par Guy Gilles démarre comme un film noir, ce qui n’est pas sans surprendre en comparaison des films précédents du cinéaste. Cette amorce simple et efficace façon film policier, dont la victime sera un patron de bistrot interprété par Jean-Marie Proslier, ne préjuge pas de la suite du long-métrage. En effet, Le jardin qui bascule bascule rapidement vers un métrage plus intimiste où le mobile du meurtre et la recherche des coupables passent au second plan. Ces deux éléments auraient dû trouver un développement dans un suspense policier. Ils sont éclipsés et ne sont déjà plus le prétexte du film.

Le titre du long-métrage relève d’un rêve. Principal lieu de l’action, la grande maison bourgeoise dont le parc verdoyant est baigné par une lumière naturelle printanière constitue un environnement qui se prête très bien à la rêverie. Si on souhaite appréhender au mieux ce rêve, cela exige du spectateur de s’abandonner à l’instant, de se laisser porter. Ce conseil émane de la bouche même de Delphine Seyrig à travers l’une de ses répliques. La tâche n’est cependant pas aisée au fil d’un scénario au contenu diffus. Le message porté par le film reste incertain malgré un épilogue factuel qui ne tient en rien du rêve.

La bascule du film peut alors porter de son contenu vers sa forme. Guy Gilles joue beaucoup sur la composition de ses cadres. Le cinéaste effectue tout un travail de recherche et d’expérimentation en usant volontiers de cadres peu communs laissant une libre expression à des décadrages calculés. Cet aspect technique s’étiole progressivement à l’approche du terme du film. Par contre, de bout en bout, le cinéaste sait jouer de la photogénie des acteurs et actrices qu’il a su regrouper dans son casting. Cet élément étant poussé assez loin il en reste une forte empreinte années 70 qui, par effet de bord, ancre fortement Le jardin qui bascule dans son époque. Le film relève finalement d’un style atypique fait de dialogues littéraires, d’images soignées, d’un montage et de cadres jouissant d’une liberté certaine.

Signalons enfin la collaboration amicale de Jeanne Moreau et Guy Bedos. Tous les deux ne sont pas parties prenantes dans l’histoire racontée. L’actrice apparaît dans le film au détour d’une scène chantée par ses soins. A l’acteur, le cinéaste attribue une scène bien plus marquée tant d’un point de vue visuel que dans son contenu. Bedos y interprète un personnage ayant vécu avec ses parents en Algérie. Les répliques qui lui sont confiées sont sans équivoques en regard de l’Algérie d’avant l’indépendance. Ici, l’acteur se fait peut-être le double d’un cinéaste né à Alger avant de venir s’établir à Paris au début des années 60.

L’homme au coin du mur rose / Hombre de la esquina rosada (1962, René Mugica)

En 1910, le gouverneur de Buenos Aires accorde le pardon à certains prisonniers à l’occasion du centenaire de l’indépendance de l’Argentine. Parmi eux, Francisco Real, « El Corralero » (Francisco Petrone), un tueur à gages déterminé à changer de vie et à se ranger. Le destin en décidera autrement et le contraindra à venger son ancien compagnon de cellule, Nicolás Fuentes.

Notre avis (2.5/5) : L’Homme au coin du mur rose est le deuxième film réalisé par René Mugica, pionnier du cinéma argentin. Ce long-métrage est l’adaptation au cinéma du conte éponyme de Jorge Luis Borges que celui-ci avait écrit pour rendre hommage à Nicolás Paredes, homme politique au passé trouble.

Mugica prend de nombreuses libertés par rapport au texte originel pour réaliser cette adaptation. Il y a ainsi l’ajout de personnages et la modification du procédé de narration, devenue indirecte. D’un point de vue technique, L’Homme au coin du mur rose est réalisé avec rigueur notamment sur les aspects relatifs à la reconstitution de l’époque 1910 où se situe l’action du film. Celui-ci salué par Borges et lauréat de plusieurs prix internationaux souffre cependant de limites certaines, notamment une mise en scène peu aventureuse qui ne contribue pas à impulser un rythme soutenu à la narration.

Il reste cependant au film son caractère hybride. En effet, avec pour personnage principal un tueur à gages interprété par Francisco Petrone, L’Homme au coin du mur rose navigue entre film de vengeance, film de traque et western.

Peut-être demain / Majd holnap (1980, Judit Elek)

Eszter (Judit Meszléry)et István (Andor Lukáts) travaillent dans une manufacture de porcelaine et ont chaque jour rendez-vous dans un appartement, où ils s’aiment passionnément. Pourtant, tous deux sont mariés et ont une famille.

Notre avis (2.5/5) : Judit Elek est une cinéaste hongroise reconnue comme pionnière du « cinéma direct » à savoir un cinéma captant le réel, le quotidien et l’intime à travers des outils techniques légers. Assurément Peut-être demain appartient à ce cinéma. Le film se révèle en effet très naturaliste. Il a très probablement été tourné avec une seule caméra souvent portée pour mieux suivre les déplacements demandés aux comédiens.

Elek tourne le film en trois semaines. Chaque jour, le scénario est modifié par György Pethö. L’ambition narrative visait à creuser au plus profond la complexité des relations sociales et des angoisses existentielles d’un duo d’amants formé à l’écran par Judit Meszléry et Andor Lukáts.

La réalisatrice dissèque cette relation sentimentale et adultérine. La rigueur moraliste s’échappant de Peut-être demain découle de la part très intime que renferme ce film. Les intérieurs filmés, peu reluisants et étroits, sont peut-être la contrainte principale qui a obligé la réalisatrice à régulièrement filmer ses acteurs en gros plans. Cet exercice stylistique vire par instant à une certaine impudeur.

Au fil de dialogues parfois laborieux, l’histoire racontée restituée essentiellement par une succession de saynètes ne présente pas d’originalité particulière. La narration se révèle peu captivante et ne se dépareille pas de son caractère lancinant.

A woman heats the sauna / Naine kütab sauna (1979, Arvo Kruusement)

Au cœur de l’hiver, Anu (Ita Ever)se rend dans la maison de campagne appartenant à ses employeurs afin, pour leur rendre service, de préparer le sauna avant leur arrivée. Autrefois, elle vivait dans la ferme voisine avec sa fille et son mari Tõnis (Aarne Üksküla), dont elle est aujourd’hui divorcée. De nombreux souvenirs et questionnements refont surface.

Notre avis (2.5/5) : A woman heats the sauna de Arvo Kruusement jouit d’un récit original adapté du roman Talvepuhkus de Villem Gross. À l’époque, le sauna est un symbole de réussite et traduit l’envie des Estoniens d’échapper à l’URSS et de vivre comme les Finlandais, dont les émissions télévisées étaient diffusées en Estonie.

Mais le cinéaste estonien issu du monde du théâtre dote son long-métrage d’une réalisation sans éclat. La narration lancinante ne permet pas d’insuffler un rythme satisfaisant au fil narratif. Dans le rôle principal, Ita Ever a reçu en 1980 le Prix de la meilleure actrice lors du premier Festival du film de la République socialiste soviétique d’Estonie. L’actrice incarne son personnage tout en pudeur. Elle exprime peu de sentiment. Sa présence à l’écran se caractérise par la retenue et la précision. L’expression laconique, l’esthétique du noir et blanc et la musique de Veljo Tormis contribuent à dissimuler les émotions douloureuses.

Dragon est de retour / Drak sa vracia (1968, Eduard Grecner)

Dans un petit monde régi par la superstition, un potier reclus, surnommé « Dragon » (Radovan Lukavský), est chassé de son village de montagne et réduit à l’exil. Des années plus tard, il revient dans le but de regagner la confiance des villageois, mais doit faire face à leur suspicion, à leur culpabilité et à leur violence.

Notre avis (-/5) : La séance a été interrompue après une heure de visionnage pour cause d’une coupure électrique. Nous avons été invités à évacuer la salle de projection mais également la villa Lumière sous une pluie battante. La panne électrique présentée dans un premier temps comme générale ne concernait finalement que la villa Lumière (la séance en cours au Hangar n’a pas été interrompue). Il est « surprenant » (!?) que les deux salles de cinéma de la villa Lumière qui viennent d’être rénovées ne soient pas connectées à une alimentation électrique secourue ! La raison de notre évacuation était, peut-être, ailleurs…

La clepsydre / Sanatorium pod klepsydra (1973, Wojciech Jerzy Has)

Józef (Jan Nowicki)vient voir son père dans un sanatorium, mais découvre que l’établissement médical n’est qu’un vaste palais lugubre, rongé par la vermine et tapissé de toiles d’araignées, où le temps et l’espace semblent pris dans un vertigineux tourbillon. Le docteur Gotard (Gustaw Holoubek) lui explique que le temps y a été comme retardé. Ne comprenant rien à ce discours, Józef s’aventure dans la vaste demeure et voit apparaître son double.

Notre avis (4/5) : Au titre français du film – La clepsydre – il nous semble préférable d’évoquer la traduction littérale du titre original polonais, à savoir Le sanatorium au croque-mort. C’est d’ailleurs avec cet intitulé qu’est sous-titré le titre original dans le générique en début de film. Le titre original et sa traduction littérale en français sont bien plus évocateurs du contenu réel du long-métrage. De plus, ce titre est celui de la nouvelle ici adaptée au cinéma de Bruno Schulz, écrivain, dessinateur, graphiste et critique littéraire polonais, assassiné en 1942 par les SS.

Deux heures durant, Wojciech Jerzy Has développe un scénario très foisonnant et labyrinthique durant lequel il revisite l’univers mythique et fantastique de Schulz à travers le prisme de l’Holocauste. Le fil narratif s’articule entièrement autour du personnage principal interprété par Jan Nowicki. Les dédales visités seront aussi ceux, mentaux, du spectateur. La densité narrative frise à de multiple reprises le trop plein. Ainsi, les fantasmagories mises en images se succèdent sans temps mort, s’entrechoquent et parfois se répondent. La narration accumule temps présent et rêves visitant des temporalités passées.  Le maelstrom de séquences impressionne à plus d’un titre d’autant que le metteur en scène s’attache à gommer sans cesse les frontières entre rêves et réalité.

Les décors mis en œuvre et, mieux encore, mis en scène sont le fruit d’un travail sans aucun doute titanesque. Les lieux de l’action, lugubres à souhait, brillent par les multiples détails imaginés et intégrés aux décors. Ce travail colossal sur ces décors est doublé par celui mis en œuvre dans les mises en scène. Les visions projetées à l’écran jouissent d’un savant équilibre entre onirisme et cauchemar et se nichent dans une ambiance à la tonalité funèbre.

La première séquence du film est techniquement remarquable. Dans un faux plan séquence parfaitement réalisé, Has effectue un impressionnant zoom arrière. D’autres prouesses techniques ne cesseront d’émailler ce métrage de son début jusqu’à son épilogue. Le cinéaste polonais se fait par exemple une spécialité de transitions entre deux séquences qui donnent l’illusion d’une réalisation en un unique plan séquence. On note au passage la très grande précision de montage technique du film. En définitive, tout est extrêmement pensé et travaillé.

La clepsydre, lauréat du Prix du jury au festival de Cannes en 1973, mérite à minima un nouveau visionnage tant le monde énigmatique décrit paraît infini et insondable. Ce long-métrage dans sa version restaurée permet aussi de porter les projecteurs sur un cinéaste peu connu resté en marge du cinéma polonais. Has a été un metteur en scène peu prolifique car souvent empêché par la censure pratiquée en Pologne.

Tabataba (1988, Raymond Rajaonarivelo)

Fin 1946, dans un village isolé des vallées profondes du pays tanala, à l’est de Madagascar. L’arrivée d’un Malgache de la ville vient soudain interrompre les travaux agricoles. L’homme apporte des idées nouvelles : il faut désormais refuser l’exploitation par les Blancs, obtenir l’indépendance et chasser les Français de l’île. Un parti indépendantiste, le Mouvement démocratique pour la Rénovation de Madagascar (MDRM), s’est créé dans ce but, mais il ne pourra rien sans le soutien de tous les Malgaches.

Notre avis (3/5) : Raymond Rajaonarivelo est un cinéaste malgache qui dans Tabataba – « la rumeur » – revient sur un épisode douloureux du Madagascar en 1947. Dans ce premier long métrage, Rajaonarivelo reconstitue de façon très intimiste et limitée à un village une révolte visant à obtenir l’indépendance de Madagascar alors colonie française. Cette crise fit, selon les chiffres officiels, 100 000 victimes très majoritairement chez les autochtones.

Le casting comporte un seul acteur professionnel, Philippe Nahon. Les autres rôles sont tenus par les villageois eux-mêmes. Le cinéaste rend compte de l’insurrection malgache contre le régime colonial à travers le regard d’un enfant de douze ans. Sans grands effets, le cinéaste rend compte d’un drame tragique. Les coloniaux français et leurs représentant locaux usent de leur mainmise pour exercer leur répression sanglante née de l’intolérance. Les « échanges » entre les deux parties sont autant de témoins d’un racisme banalisé, du rabaissement des populations locales en sous-hommes, voire en animaux sauvages.

Notons que la très belle restauration de Tabataba rend grâce aux couleurs des paysages luxuriants et magnifiques.