Dévoilé au festival de Cannes 2018 dans la sélection Un certain regard, La tendre indifférence du monde est un conte mélancolique oscillant sans cesse entre comédie et mélodrame. Derrière son titre emprunté à Albert Camus, ce film kazakh file de nombreuses autres références à de grands écrivains ou peintres européens. Et son auteur, Adilkhan Yerzhanov, réalise avec habileté un long-métrage à l’esthétique travaillée écrin parfait aux variations de tonalité observées.
La belle Saltanat et son chevalier servant Kuandyk sont amis depuis l’enfance. Criblée de dettes, la famille de Saltanat l’envoie dans la grande ville où elle est promise à un riche mariage. Escortée par Kuandyk qui veille sur elle, Saltanat quitte son village pour l’inconnu. Les deux jeunes gens se trouvent entraînés malgré eux dans une suite d’événements cruels et tentent d’y résister de toutes les façons possibles.
Le début de La tendre indifférence du monde frappe par la composition des cadres et l’absence de dialogues. La première caractéristique sera observée durant tout le film. Concernant la seconde, contrairement au film russe Le souffle (2014, Alexander Kott) auquel le film d’Adilkhan Yerzhanov s’affilie par son esthétique, les personnages retrouveront vite l’usage de la parole. Mais les mots se feront à nouveau rares dans le final pour mieux refermer une boucle narrative empreint d’un renoncement que la robe de Saltanat (Dinara Baktybayeva) surligne : le rouge éclatant arboré en début de métrage laissera la place à un noir funeste.
La belle Saltanat a dans son regard noir, quand il est pensif ou mélancolique, les reflets de celui de Fanny Ardant. Kuandyk (Kuandyk Dussenbaev), son ami d’enfance et compagnon d’émancipation, amoureux inavoué, est un tendre costaud, cœur et corps à l’ouvrage « comme Jean-Paul Belmondo ». Ces deux jeunes ruraux forment un duo crédule confronté à une société urbaine kazakh corrompue et violente. Une violence soudaine que Yerzhanov maintient toujours en dehors du champ de sa caméra. En dehors donc des cadres (et sur-cadres) précités qui ici sont autant de frontières infranchissables. Elles délimitent un territoire mental (rapports à la famille et à une classe sociale) et physique (ville où règne la corruption) comme une prison de laquelle nos deux protagonistes auront probablement beaucoup de mal à s’échapper.
Cet emprisonnement rentre en résonance avec les plans larges et fixes dont le film est exclusivement composé. Les seules sensations de mouvements de caméra, sont issues de zooms avant ou arrière toujours très lents ou d’un trucage numérique. Ainsi quelques croquis dessinés par Kuandyk sur un mur de hangar servent de toile de fond à un tour de monde immobile qu’il entreprend avec Saltanat pour passagère le temps d’une scène délicate et poétique. Les intentions formelles de Yerzhanov se déclinent donc dans une esthétique souvent graphique et un travail minutieux sur les couleurs. La tendre indifférence du monde ménage ainsi d’amples moments contemplatifs dont l’écrin est fourni par un beau repérage sur le terrain des lieux kazakhs à filmer.
Enfin, alors que Stendhal et Shakespeare sont évoqués, le film emprunte son magnifique titre à L’Etranger d’Albert Camus sans que ses protagonistes ne suivent le projet de l’écrivain. Outre ses références littéraires, l’imagerie composée de couleurs chaudes de Yerzhanov use de références à des toiles signées par le Douanier Rousseau, Monet ou Van Gogh (le temps d’une pause, deux policiers locaux font ainsi office de moissonneurs). Cependant, avec les décors kazakhs en toile de fond impressionniste, ce lourd corpus référentiel à l’art et à la littérature européens paraît étranger au récit et rompt l’exotisme des paysages kazakhs. Faut-il y voir un opportunisme formel significatif et enclin à plaire à nos regards d’occidentaux ?
Merci de mettre en exergue ce film que j’ai beaucoup aimé. Même si la question peut se poser, je ne crois pas que la référence à Camus relève d’un opportunisme. Souvent d’ailleurs, la critique est a priori hostile à l’ethnocentrisme et se méfie par principe, parfois injustement, des réalisateurs aux goûts européens. En l’occurence, l’esprit du film est assez fidèle aux dernières lignes de l’Etranger de Camus. Et j’ai pris les références à l’art européen comme un désir d’ailleurs bien compréhensible vu la prison que constitue leur pays pour les personnages.
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Salut Strum,
C’est le premier film que je vois de ce réalisateur et je suis donc bien incapable de dire si ses goûts le porte effectivement vers l’art européen. Je pose donc la question sans avoir la réponse. Ce qui me rend soupçonneux c’est que ces références n’apportent rien à la narration, elles m’ont paru plaquées sur le scénario. Finalement, à mes yeux, ça vient plus affaiblir que servir la narration. Ce petit défaut entache que très peu le fait que ce film reste très recommandable.
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Cela donne surtout l’impression qu’il est francophile. Je me suis posé la même question que toi à un moment du film et puis j’ai trouvé que cela fonctionnait car les personnages ont le désir d’échapper au carcan que constitue leur pays et leur francophilie est un de leurs points communs qui justifie leur rapprochement platonique jusqu’à ces doigts qui se touchent.
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