Tesnota, une vie à l’étroit – Cadres étroits, regard large

Lauréat du prix FIPRESCI lors du festival de Cannes 2017, Tesnota est un film-manifeste doublé d’un film-étape dans la vie d’exilés de ses principaux protagonistes, étrangers ici comme ailleurs. Dans ce premier film qui déjoue le thriller attendu, Kantemir Balagov dresse le portrait d’une jeune femme dont le cadre est celui, étouffant, de la situation multiethnique du Caucase. Ce très jeune réalisateur russe affiche déjà la maîtrise d’un cinéaste complet et aguerri. L’élève d’Alexander Sokurov est assurément doué. Au générique, l’auteur de Francofonia (2015) est crédité en tant que coproducteur et directeur artistique.

1998, Nalchik, Nord Caucase, Russie. Ilana, 24 ans, travaille dans le garage de son père pour l’aider à joindre les deux bouts. Un soir, la famille et les amis se réunissent pour célébrer les fiançailles de son jeune frère David. Dans la nuit, David et sa fiancée sont kidnappés et une rançon réclamée. Au sein de cette communauté juive repliée sur elle-même, appeler la police est exclu. Comment faire pour réunir la somme nécessaire et sauver David ? Ilana et ses parents, chacun à leur façon, iront au bout de leur choix, au risque de bouleverser l’équilibre familial.

Techota, titre original du film, traduit du russe signifie étroitesse, promiscuité. Une perception que Kantemir Balagov figure avec à-propos à travers un format 4/3 et des cadres composés au plus près de ses personnages y compris lors d’une scène dansée qui invitait pourtant à plus d’espace. La caméra, toujours portée, se fraye un chemin dans des intérieurs surpeuplés ou encombrés d’objets. Dans ces intérieurs exigus, les ouvertures vers l’extérieur rentrent rarement dans le champ de la caméra. Et il est difficile de percevoir l’extérieur à travers chacune d’elles notamment à cause d’une absence de profondeur de champ. Il en va de même pour les plans extérieurs où l’horizon est souvent bouché par un mur dont les éventuelles lézardes seront projetées sur la séquence suivante pour artificiellement barrer la distance entre les spectateurs et les protagonistes du film.

Une mise en scène pertinente qui remplit à nos yeux deux objectifs. Elle instaure d’abord une intimité entre les personnages et les spectateurs, reflet d’une familiarité qu’a su instaurer le metteur en scène entre ses comédiens au prix, probablement, de longues répétitions avant le tournage du film. Ensuite, au fur et à mesure de la progression de la narration, le caractère asphyxiant de cette mise en scène imprime irrémédiablement Tesnota. Ainsi, par exemple, la caméra suit Ilana, protagoniste principale interprétée par Darya Zhovner, et la prend toujours en plan serré et souvent en étau entre deux autres protagonistes ou deux éléments de décor.

L’absence d’horizon dans les cadres composés fait écho à une narration qui semble elle-même n’en disposer d’aucun à plusieurs reprises. Balagov ne clôt-il pas son premier film par une voix-off indiquant que « on n’a jamais su ce qu’ils sont devenus ensuite » ? Et pourtant, l’épilogue sera saisissant. En 1998, la Russie traversait une crise identitaire forte que le cinéaste relate s’inspirant de faits réels. À Naltchick, principale ville de la république russe de Kabardino-Balkarie et dont est originaire le cinéaste, cohabitent Russes d’une part, Kabardes et Balkars de confession musulmane d’autre part. La communauté juive, ultra-minoritaire, est aussi présente dans ce Caucase du Nord multiethnique encore blessé d’un récent premier conflit en Tchétchénie.

Confronté au kidnapping de deux de ses membres, cette communauté à l’intégration fragile est questionnée dans sa solidarité et ses appétences à l’entraide. Les intérêts d’ordre financier ou marital ne tarderont pas à se décliner en chantages. Le confinement des cadres composés par le cinéaste miroite celui d’une société patriarcale restrictive et par extension celui d’une cellule familiale étouffante au bord de l’éclatement et dont les liens sont mis à l’épreuve.

En plaçant le kidnapping dans une ellipse et en maintenant hors champ le sort des kidnappés, les ravisseurs et les instances policières, Balagov se refuse à livrer un thriller. En fait, Tesnota adopte le point de vue d’Ilana, sœur de l’un des kidnappés et dont le petit ami est Kabarde donc de confession musulmane. Au fil des cas de conscience et dilemmes moraux auxquels Ilana est confrontée, le film louvoie entre récit d’émancipation et récit sacrificiel tout en questionnant la cohabitation inter-ethnique.

Inspiré de faits réels, le scénario ménage à mi-parcours, presque par effraction, une porte d’entrée à la grande histoire. Le contenu de la vidéo VHS projeté alors à l’écran n’a rien de fictionnel. Les images véhiculées par cette vidéo-choc et la chanson entendue sont prémonitoires de l’arrivée de Daech. Et, possiblement, c’est la (trop) grande radicalité de ces images qui explique que Tesnota n’ait pas obtenu la Caméra d’or lors du festival de Cannes 2017. Présenté à Un Certain Regard, le film a cependant été honoré du Prix FIPRESCI, récompense non moins gratifiante car spécifiquement suivie par les cinéphiles.

Débutant derrière la caméra, Balagov s’est entouré d’un casting composé de comédiens débutants. Parfaitement dirigés, ces acteurs livrent de belles compositions. Dans le rôle principal, Darya Zhovner, comédienne de théâtre, crève l’écran. Rebelle et intense, elle impose de belle manière son personnage de garçonne au caractère bien trempé. Sans cesse en mouvement, sous l’emprise de l’alcool ou pas et même sous des lumières stroboscopiques façon A la recherche de Mr. Goodbar (1977, Richard Brooks), cette actrice est une véritable révélation au visage parcouru d’émotions contradictoires.

2 réflexions sur “Tesnota, une vie à l’étroit – Cadres étroits, regard large

  1. Je comprends ton bémol. L’insertion de cette vidéo est discutable. On peut la « relativiser » par le fait que ce type de vidéo est librement consultable sur Internet. Comme le reste du film est réalisé avec à-propos et intelligence, je ne taxe donc pas Balagov et Sokurov de mauvaises intentions. Malgré tout, cette vidéo peut choquer.

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