« Peu m’importe si l’histoire nous considère comme des barbares » – Reconstituer et ne pas refaire

Dans « Peu m’importe si l’histoire nous considère comme des barbares », Radu Jude remet en scène une tragédie méconnue consciencieusement laissée dans l’oubli. Là où les archives et les témoignages sont rares, une reconstitution en place publique pourrait être un bon véhicule de communication et d’information. Ni fiction, ni film historique, la dernière réalisation en date du cinéaste-documentariste roumain complète une filmographie qui ne cesse de prendre l’ampleur d’une œuvre historique indispensable.

En 1941, l’armée roumaine a massacré 20 000 Juifs à Odessa. De nos jours, une jeune metteuse en scène veut retranscrire cet épisode douloureux, par une reconstitution militaire, dans le cadre d’un évènement public. La mise en scène sera-t-elle possible ?

Radu Jude n’est pas le cinéaste de la Nouvelle Vague roumaine le plus connu car ses films n’ont pas vocation à rencontrer un large public. Pourtant, chacune de ses réalisations constitue un témoignage aussi vrai qu’utile. Qu’il relève du documentaire ou de la fiction, chacun de ses films embrasse des faits réels et historiques dont la portée n’est pas exclusivement roumaine.

Comme son confrère ukrainien Sergei Loznitsa, ce réalisateur roumain présente la particularité rare d’être aussi à l’aise dans la réalisation de documentaires que de fictions. Parmi ses films de fiction, il est difficile de ne pas citer Aferim ! pour lequel Jude avait obtenu en 2015 l’Ours d’argent du meilleur réalisateur. Dans ce western incomparable et inconfortable situé dans la Roumanie du XIXème siècle, le réalisateur dressait un tableau accablant du sort des Tsiganes d’alors, boucs-émissaires traqués et réduits en esclavage.

Pour sa part, Cœurs cicatrisés (2016), autre film de fiction mais non distribué en France, retraçait l’itinéraire de l’écrivain roumain Max Blecher au crépuscule de son existence. Dans un sanatorium en bordure de la Mer Noire, nous étaient contées la montée du nazisme et celle du fascisme, annonciatrices de la seconde Guerre Mondiale à venir.

Il était aussi question de la montée de l’antisémitisme et du fascisme dans le documentaire The dead nation (2017, Dire et montrer). L’histoire de la Roumanie y était retracée de 1937 à 1946 via la lecture du journal d’un médecin juif. A ce flux audio, Jude avait adjoint un flux visuel composé de photographies anonymes et d’époque de la minorité juive roumaine persécutée. Mais là encore cette magistrale leçon d’histoire n’a pas trouvé distributeur en France.

« Peu m’importe si l’histoire nous considère comme des barbares » ne relève ni de la fiction, ni du documentaire. Sans en faire un choix définitif, peut-être pourrions-nous ranger le film dans la catégorie des docu-fictions. Le titre est tiré d’un discours tenu en juin 1941 par Mihai Antonescu vice-premier ministre roumain. Cette allocution prémonitoire prônant l’affranchissement et la purification ethnique venait alors pré-justifier le carnage commis contre la population juive d’Odessa par l’armée en octobre de la même année.

Cette tragédie non enseignée dans les écoles et dont il existe peu d’archives est celle d’une Roumanie bourreau qui fut, durant la seconde Guerre Mondiale, la nation qui causa le plus de victimes juives après l’Allemagne nazie. Jude la replace dans le Bucarest d’aujourd’hui dans les pas d’une jeune metteuse en scène, Mariana (Ioana Iacob), possible double du réalisateur, travaillant à préparer un spectacle public retraçant ces évènements. Que la représentation voulue ait finalement lieu ou pas devient très vite une préoccupation secondaire.

Car dans cette mise au présent, Mariana devra, dès ses travaux préparatoires, faire face aux réticences de certains de ses comédiens et autres figurants à propos de ce spectacle dont ils critiquent « l’antinationalisme ». Elle devra aussi subir les pressions d’un producteur (Alexandru Dabija) soucieux de minimiser la part prise par l’armée nationale dans ces massacres, censure à peine déguisée. La part négationniste contemporaine répond à la Roumanie pronazie et antirusse d’alors.

Le cinéaste roumain procède par de longs plans-séquences au cadrage ample et dénués de tout insert ou champ/contre-champ. Le filmage, en 16 mm pour la première partie du film, suit invariablement Mariana dans ses déplacements aussi bien dans ses travaux préparatoires que dans ses confrontations à d’autres protagonistes. Si ce dispositif, voisin de ceux employés dans la réalisation de reportages, pourra paraître hermétique et élitiste, il n’en demeure pas moins parfaitement approprié au message véhiculé.

 

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